SERIE DESTINS DE FEMMES
Greta Garbo
les vies secrètes de la Divine
Froide et hautaine à l'écran, elle était timide et passionnée dans la vie. Parée, au cinéma, de somptueuses toilettes, celle qu'on appelait le «sphinx suédois» imposa au Tout-Hollywood son style masculin. Qui fut-elle? Seule sa mort, après cinquante-quatre ans de réclusion volontaire, permit de le savoir.
Une visage parfait, au sourire à peine esquissé, un
regard qui se perd qui se perd au loin : une image
préservée, malgré les coups du sort.
Le 15 avril 1990, le jour de Pâques, Greta Garbo s'éteignait à New York. Elle avait quatre-vingt-quatre ans. Depuis plus d'un demi-siècle, elle ne se nourrissait plus que de carottes, de jus de fruits, de yaourts. «Une riche clocharde» , disaient d'elle les habitants de Manhattan, qui la reconnaissaient parfois, à Central Park, derrière ses lunettes fumées. Quand on ouvre le testament de Garbo, on s'aperçoit qu'elle lègue sa fortune, évaluée à plus de cinquante millions de dollars, à sa nièce Gray Riesfield. «Nous n'en savons pas beaucoup plus sur Greta Garbo que sur Shakespeare» , rapporte l'un de ses biographes, Jean-Pierre Léonardini. «Sauf physiquement.» Mais depuis la mort de l'actrice, des langues se sont déliées, des documents inédits sont parus. Et la vie de Garbo, qui était restée si longtemps une énigme, est aujourd'hui en voie d'être élucidée.
Fière de ses origines paysannes
Greta, qui voit le jour le 18 septembre 1905, est le troisième enfant de Karl et Anna Gustafsson. Elle naît avec les traits harmonieux de son père et le regard bleu de sa mère. Les parents de Greta, qui sont d'origine paysanne, s'accommodent mal de la ville. Ils ne tardent pas à s'enfoncer dans la misère. Alva (sa sœur) devient tuberculeuse, Karl (son père) ivrogne. La famille survit grâce au travail de Sven (son frère), employé dans une sucrerie. En 1920, le père de Greta meurt, rongé par l'alcool, à l'âge de quarante-huit ans. Greta est embauchée chez un coiffeur pour savonner la barbe des clients et nettoyer les ustensiles du barbier. Elle achète, avec ses pourboires, des magazines sur la vie des actrices et des acteurs. Dès l'âge de quatorze ans, elle a déjà cette démarche masculine qui contribuera tant à sa future célébrité: elle mesure 1,71 m, se plaint de «ses grands pieds» et de ses «petits seins»: «Je ne me rappelle pas avoir été jeune, vraiment jeune comme les autres enfants. Partout où j'allais, on me montrait du doigt à cause de ma grande taille.» En 1920, grâce au pasteur de sa paroisse, Greta trouve un emploi de vendeuse dans un grand magasin. Mais elle rêve déjà de cinéma. Grâce, une fois de plus, au pasteur Ahlfeld (qui est aussi l'amant de sa mère), elle tourne dans un petit film publicitaire intitulé Comment ne pas s'habiller… Vite remarquée pour ses qualités photogéniques (quoiqu'un peu ronde ), elle tourne encore pour une réclame. Intelligente, la comédienne novice sait qu'elle doit suivre des cours si elle veut arriver à ses fins. N'ayant pas un sou vaillant pour payer ses professeurs, elle va voler dans son magasin une veste en cachemire, une robe en soie rouge… pour les offrir à ses professeurs. Elle est, hélas, pincée par le directeur de la maison! «Je n'ai jamais sangloté aussi violement que ce jour-là. J'étais seule, sans personne à qui m'adresser. Ma mère ne serait pas indulgente, pas plus que mon frère, ma sœur ou mes amis.» Touché par la sincérité du repentir de Greta, le directeur décide de passer l'éponge. Toute sa vie, l'actrice se souviendra de ce pardon. Quelques mois plus tard, elle obtient son premier rôle cinématographique dans Peter le vagabond d'Erik Petschler.
Son modeste cachet lui fait l'effet d'une fortune colossale. La première représentation de ce film a lieu à Stockholm, le 26 décembre 1922.
La rencontre avec les grands du cinema
Les journaux lui prédisent un brillant avenir, on commence à la reconnaître dans la rue et elle pénètre dans le cénacle du Conservatoire royal d'art dramatique. «Lorsque je fus introduite dans le milieu artistique de Stockholm, je commençai à attacher davantage d'importance à mes vêtements, et, en particulier, à mes souliers que j'achetais dans de bons magasins pour dissimuler mes grands pieds. Je souffrais beaucoup car je les prenais toujours trop petits, mais je supportais la douleur pour l'amour de l'art!» En 1923, Garbo entre pour la première fois dans le bureau du célèbre réalisateur Mauritz Stiller à Stockholm. «Vous serez la comtesse Elisabeth Dohna dans mon film sur Gösta Berling», lui lance sans préambule le réalisateur. A l'annonce de la nouvelle, Garbo vacille: «Sa voix était si puissante que je faillis m'évanouir. La tête me tournait et j'avais la chair de poule.» Comment ne pas comprendre la réaction de la jeune comédienne? Stiller, Juif d'origine russe, est, avec Victor Sjöström, le père fondateur du cinéma suédois.
Son nouveau mentor, l'homme aux diamants
Mauritz Stiller a déjà tourné quarante-cinq films. Personnage fantasque, toujours habillé en milordm un œillet rouge à le boutonnière, il adore s'exhiber les doigts couverts de diamants. On l'a surnommé le «péril jaune», car il conduit comme un fou sa Torpédo jaune vif dans les rues de Stockholm. En voyant Garbo, Stiller a tout de suite pressenti qu'il tenait enfin la «pâte à modeler» dont il rêvait depuis longtemps pour fabriquer la plus grande actrice du cinéma mondial. Greta Garbo reconnaîtra plus tard que, sans ce pygmalion de génie, elle n'aurait jamais rejoint le panthéon des stars… «Mon instinct m'a toujours avertie que je devais lui obéir.»
Comme beaucoup de grands metteurs en scène, Stiller se comporte avec sa nouvelle interprète en véritable dictateur. «Vous être trop grosse. Vous ne savez pas marcher. Vous ne savez pas parler , lui dit d'emblée son nouveau mentor. Si vous voulez le rôle, il vous faudra perdre dix kilos. Et supprimer vos incisives. Elles gâchent la perfection de votre visage d'albâtre.» Il troque son nome de Gustafsson en«Garbo»: «C'est un nom simple et percutant. Il vous va bien. Il est prononçable dans toutes les langues.» En quelques semaines, il lui compose une garde-robe: souliers spéciaux pour ses grands pieds, toilettes raffinées, parfums mystérieux…, tout cela assorti d'une coquette somme pour s'acheter des peignes en ivoire, des poudriers cerclés d'or, des tubes de rouge à lèvres hors de prix… «Pourquoi dois-je avoir toutes ces choses sur moi?» lui demande-t-elle. «Toute femme élégante les a dans son sac et les utilise. Vous serez élégante, mais différente. Vous les aurez toujours dans votre sac, mais vous ne vous en servirez pas!»
Transformée malgré elle en star
Greta, le jour de sa communion… Qui se douterait que
cette jeune fille dodue deviendrait bientôt une star
mondialement adulée?
Avec quelques années de plus et des kilos en
moins, Greta Garbo ne tarde pas à être remarquée
par les journalistes.
A seize ans, Greta pose pour des modistes. Son
visage se prête déjà très bien aux chapeaux
qu'elle portera toute sa vie.
Pendant le tournage de «Peter le vagabond»,
Greta Garbo pose pour les photographes
(à gauche).
Dans «La Légende de Gösta Berling»,
le film de Stiller qui la révèle au public.
En 1925, Greta arrive à New York avec Stiller.
Pour elle, ce sera la gloire. Lui, déçu, rentzrera
en Europe l'année suivante.
Vendeuse dans un grand magasin, elle
vole pour s'offrir des cours de théâtre
Ses partenaires la demandent
en mariage entre deux répliques
«La chair et le diable» est le premier d'une série de films
aux côtés de l'acteur John Gilbert. Véritable don juan, il
tombe sous le charme de sa partenaire et lui demande de
l'épouser. Greta, refuse, mais en douceur.
Pour «La tentatrice», Garbo (ici avec Antoino Moreno)
avait imposé Stiller )à gauche) comme metteur en
scène. Mais au bout de trois jours, la MGM le congédie
car il dépasse le budget prévu.
Une photo de spot publicitaire représente Garbo, prête
à bondir: c'est me effet le moment où elle démarre une
carrière fulgurante et ne se prive jamais de faire remarquer
à ses producteurs qu'elle leur rapporte beaucoup!
En 1927, retrouvailles heureuses avec sa
mère après une séparation du deux ans.
L'actrice eut de nombreuses liaisons féminines.
Mercedes De Acosta, (ci-contre) est celle qui
exerça le plus d'influence sur elle.
Une passion pour son tyran
Sur le plateau du tournage, Stiller dirige «sa créature» d'une poigne de fer. Pendant six mois, pas un battement de paupière, un frémissement des lèvres, une respiration de la jeune actrice n'échappe au génie suédois de la réalisation. Le premier surpris du résultat, c'est Stiller lui-même: «Si vous n'aviez pas un talent unique, je ne pourrais rien faire de vous.» Sans Greta, pas de Légende de Gösta Berling. Sans Stiller, pas de révélation des dons de la petite Gustafsson. Greta et Moje (c'est le véritable prénom de Stiller) ne tardent pas à découvrir, dans leur jeu de séduction réciproque, qu'ils forment un couple indissociable. Et, à peine le film fini, ils s'avouent leur passion: «Je n'ai jamais été aussi heureuse, ni avant ni après, de toute ma vie.» La première de la Légende de Gösta Berling a lieu le 10 mars 1924 à Roda Kvarn, un théâtre réputé de Stockholm. Des célébrités venues de Londres, de Paris, de Berlin et de Hollywood assistent à l'événement. Toutes les critiques louent la performance de la «jeune Greta Garbo». Le réalisateur G.-W. Pabst lui propose aussitôt de jouer dans La Rue sans joie, aux côtés de vedettes comme Asta Nielsen et Werner Kraus et d'une jeune inconnue dont personne ne fait grand cas: Marlène Dietrich! Sa prestation dans ce nouveau film ne vaut que des éloges à Greta. Impressionné par le couple Garbo-Stiller, Louis B. Mayer lui-même, le magnat des studios hollywoodiens, invite les deux inséparables à venir travailler en Amérique: Greta Garbo ne tournera plus aucun film en Europe…
Le 27 juin 1925, sur le quai de Göteborg, où est amarré le Drottningholm, le transatlantique qui doit la conduire à New York, Greta embrasse une dernière fois sa mère en larmes. Sven, son frère, et Alva, sa sœur, sont aussi très émus. Greta et Moje arrivent à New York le 6 juillet 1925. Dans le plus grand anonymat. Personne ne semble vraiment les attendre. Le couple s'installe à l'hôtel Commodore. Quelques jours plus tard, une comédienne suédoise présente Greta au grand photographe Arnold Genthe. Séduit par l'architecture de son visage, Genthe tire quelques portraits de Greta d'une beauté saisissante. Le 25 novembre 1925, elle fait la couverture de Vanity Fair . Le téléphone ne cesse de sonner. Le couple, qui ne parle pas un mot d'anglais, quitte New York pour Hollywood. Greta prend tout de suite en grippe la douceur émolliente de la Californie du Sud. Plusieurs fois par jour, elle se plonge dans un bain glacé pour affermir son corps. Bien que ne comprenant pas leur langue, elle juge aussitôt les Américains matérialistes, vulgaires et assez grossiers. Elle préfère ne pas se montrer dans des soirées inélégantes plutôt que d'avoir affaire avec le faune hollywoodienne.
Seule, en terre hostile
C'est de ce rejet instinctif de la «Mecque du cinéma» que date sa réputation de femme lointaine et mélancolique. En signant un contrat avec les studios de la MGM, Greta Garbo ignorait qu'elle devenait leur propriété: «On s'intéressa à mes dents, mes pieds et mes mains. On alla jusqu'à me dire comment je devais m'habiller en toute occasion. Ensuite, on fit des photos publicitaires. […] Je revois ma colère quand on m'a remis les tirages!»
En 1926, Greta Garbo joue dans son premier film hollywoodien, Le torrent . Elle y incarne une jeune paysanne espagnole. Stiller a été évincé de la réalisation au profit d'un médiocre réalisateur, Monta Bell. Le cinéma, à cette époque, est heureusement muet. Personne ne se rend compte que Garbo ne parle pas anglais. Greta juge son premier travail américain avec sévérité: «Il n'y a rien de bon dans ce film. Le scénario est aussi épouvantable que la mise en scène. Quant à moi, je suis au-dessous de tout…»
Dans le film suivant, La tentatrice , Stiller est à nouveau mis à l'écart. Greta, elle, interprète une mondaine faisant des ravages sur le chantier d'un barrage en Argentine… Pendant le tournage, elle apprend le décès de sa sœur, Alva, victime de tuberculose. Elle est profondément affectée par cette disparition soudaine et se demande si elle ne devrait pas revenir en Suède plutôt que de continuer à tourner des rôles médiocres. «Un jour, j'appris qu'elle venait de perdre sa sœur unique, raconte Lilian Gish, l'héroïne du Lys brisé. Je lui envoyai donc des fleurs et un petit mot. Garbo vint en personne me remercier, mais son anglais était si rudimentaire qu'elle ne put s'exprimer intelligemment. Des larmes fusèrent de ses yeux. Et moi, qui ne connaissais pas un mot de suédois, je l'enlaçait, et nous pleurâmes de concert.» C'est à ce moment que Stiller, humilié et sans travail, tombe malade et rentre en Suède. Il meurt deux ans plus tard à l'âge de quarante-cinq ans. Jamais Garbo ne s'est sentie si seule sur ce rivage lointain du Pacifique… Dans une interview qu'elle donne à Théâtre Magazine , intitulée «Pourquoi on m'appelle la solitaire» , elle s'exprime avec une lucidité inhabituelle dans le monde de paillettes et de faux-semblants du cinéma: «Les mondanités m'accablent, et puis mon anglais est encore trop rudimentaire pour saisir toutes les subtilités des conversations. Je suis sur le qui-vive, je crains de manquer quelque chose dans ce flot rapide. Il est encore trop tôt pour moi: je me suis à peine implantée dans l'univers du cinéma.» Comment oublier que Greta n'a alors que vingt et un ans?
Elle impose ses volontés à Hollywood
et extorque des contrats mirifiques
L'Amérique est envoûtée par
la voix du sphynx suédois
Pour «Le droit d'aimer», Greta incarne une jeune
femme qui se rebelle contre la morale conventionnelle.
Toute l'équipe du film s'installe sur un bateau. Greta
un excellent souvenir.
Garbo s'épanouit en tournant «La reine Christine»: «J'avais
toujours voulu être une aristocrate, et ce film me permit de
démontrer enfin mon talent pour un tel rôle.»
«Anna Karenine» est une consécration. Son metteur
en scène, Edmond Goulding, considère alors qu'elle
est «la meilleure actrice au monde».
A chaque retour de Suède, le star est assaillie par
une foule de journalistes qui tentent d'en savoir
plus sur sa vie privée… mais en vain!
Elle dédaigne le yacht affrété pour elle
La même année, elle signe un nouveau contrat avec Louis B. Mayer. Mais elle refuse la plupart des rôles qu'on lui propose: «Je voulais interpréter des rôles humains, des femmes réelles et non figées dans des attitudes conventionnelles.» Emancipée bien avant la lettre, Garbo refuse le sexisme des personnages de vamps ou de femmes sans cœur. «Quand ils m'ont proposé le rôle de La chair et le diable, j'ai refusé et je suis restée chez moi. Ce fut le scandale. Finalement, j'ai été obligée d'accepter.» Dans ce film réalisé par Clarence Brown, elle est la partenaire de John Gilbert, le séducteur numéro un de Hollywood et de l'Amérique. «Dans les scènes amoureuses, il m'embrassait avec passion, lèvres entrouverts, et, dans un souffle, il me parlait de mariage. Ses baisers et ses caresses me faisaient beaucoup d'effet.» John Gilbert affrète pour elle un yacht de cent mille dollars, mais en vain, le bateau reste au port: Garbo ne s'achète pas. «John n'était pas amoureux de moi. Il cherchait simplement à démontrer qu'aucune femme ne pouvait lui résister!» Quand La chair et le diable sort dans les salles, la critique est dithyrambique; «Greta Garbo est le charme incarné, la passion personnifiée…» , écrit le Herald Tribune .
L'année suivante, elle tourne Anna Karenine , réalisé par Edmond Goulding, et obtient le New York Film Critics Award de la meilleure actrice. «Aucune artrice de cette génération n'a apporté autant de beauté et de magnificence à l'art dramatique» , s'enthousiasme à nouveau le Herald Tribune . Et de fait, on ne peut plus imaginer que quelqu'un d'autre puisse interpréter l'héro ï ne de Tolsto ï . Puis elle tourne La femme divine , de Victor Sjöström. Ce film, inspiré de l'histoire de Sarah Bernhardt, lui vaut la consécration: la «Divine», c'est elle! Profitant d'une pause entre deux films, Greta s'embarque pour la Suède. Elle souhaite aller se recueillir sur la tombe de son grand amour, Moje. «La pierre tombale ne payait pas de mine. Elle avait été placée par la communauté juive, car Moje n'avait pas de parents proches en Suède. Je décidai aussitôt d'y remédier et d'ériger un monument convenable. Moje avait eu tant et tant d'amis, et pourtant il n'y avait pas la moindre fleur sur sa tombe. J'en avais le cœur serré.» Elle se recueille également sur la tombe de sa sœur, ainsi que sur celle de son père. Mais, malgré la présence réconfortante de sa mère et de son frère, la star la plus adulée de l'Amérique se sent devenir une orpheline dans son propre pays…
Le cinéma parlant lève le voile sur le mystère Garbo
Greta Garbo tourne son premier film parlant en 1930. Des millions de spectateurs se précipitent alors dans les salles obscures pour écouter enfin la voix du sphinx suédois. «Elle parle!» clame la publicité d' Anna Christie .
«Pour moi, comme pour des millions de spectateurs, se souvient l'éminent critique de cinéma, Henri Agel, la révélation d'une voix de contralto, âpre et pourtant susceptible des modulations les plus douces, multiplia le rayonnement et l'irradiation du mythe.» Qui pourrait oublier la première apparition de Garbo, dans Anna Christie , en fille perdue dans un bar, le chapeau enfoncé sur l'œil droit, demandant d'une voix rauque, sensuelle, troublante: «Donne-moi un whisky, du ginger ale, et surtout ne lésine pas sur la quantité…»? Pour ajouter, quelques instants plus tard, d'une voix beaucoup plus sourde:´ «Je n'appartiens à personne, tu vois… sauf à moi-même…»
Sans regret, elle abandonne Hollywood
Avec «Le roman de Marguerite Gautier», Garbo prouve
que la «froide Suédoise» peut aussi exceller dans le
rôle d'une courtisane.
Si Melvyn Douglas réussit à séduire sa partenaire dans
«Ninotchka», il devra y renoncer dans la réalité.
Pour lancer «Ninotchka», la MGM (Metro Goldwyn Mayer)
titre sur les affiches: «Le film où Garbo rit.» C'est
effectivement, son premier rôle comique.
Garbo tourne «La femme aux de visages».
C'est un échec et son dernier film.
A cinquante-six ans, Greta garde son regard énigmatique.
Cheveux coupés à la garçonne, elle est photographiée par
Cecil Beaton qui déclare un jour: «Il est plus difficile de
communiquer avec elle qu'avec un sourd-muet.»
L'amour apaisant des femmes
La révélation de la voix de Garbo va ajouter à son mystère. Comment peut-on être aussi féminine avec une voix aussi masculine, se demande avec naïveté le grand public. «Quand je considère ma vie, confie-t-elle au romancier Antoni Gronowicz, avec qui elle aura une liaison, je me rends compte que les femmes m'ont fait la cour, et avec plus d'obstination que les hommes. Et les femmes ont eu plus d'importance pour moi, peut-être en raison de leurs sentiments maternels et de la profondeur de leur amitié. Il devait y avoir en moi quelque chose qui attirait les femmes.»
Sa première relation connue, c'est Marie Dressler, qui jouait le rôle de Tillie dans Tillie's Punctered Romance: «Jamais je n'oublierai la chaleur de son corps, la simplicité de son amour, sa sagesse, son attitude à la fois amicale et délicate envers moi.» Après Dorothy Sebastian (qui joue avec elle dans Une femme d'affaires ), elle fait la connaissance de Mercedes De Acosta, qui va avoir une influence décisive sur sa vie. Poète et auteur de pièces de théâtre, Mercedes a quitté New York, après avoir divorcé, pour venir s'installer à Hollywood. Fortunée, refusant de porter plus d'une fois la même robe, elle est célèbre à Los Angeles pour sa passion du bouddhisme et du végétarisme. C'est elle qui donnera à Garbo ses nouvelles habitudes en matière de diététique. «Nous sommes des sœurs spirituelles, confie-t-elle un jour à Greta. Je savais que cela arriverait entre vous et moi. Je l'ai toujours su, à cause de votre démarche, de votre allure, de votre façon d'ouvrir la porte d'une maison vide que nous allons désormais remplir d'amour et de méditation. Nous avons été créées pour ça…» Cette liaison restera pour Garbo un des moments forts de sa vie: «En songeant à cette période, je me rends compte que ma relation avec elle ne m'a pas apporté seulement une nouvelle expérience sexuelle et la paix de l'esprit, mais qu'avant tout, elle m'a permis de jouer plus tard le rôle de cette grande souveraine que fut la reine Christine de Suède…» Les dix premières années du cinéma parlant sont celles de la consécration de Garbo. Ses films les plus marquants – Mata-Hari (George Fitzmaurice-1931), Grand Hôtel (Goulding-1932), La reine Christine (Mamoulian-1933), Le roman de Marguerite Gautier (Cukor-1937), Ninotchka (Lubitsch-1939) – sont tous devenus des classiques. A l'écran, elle apparaît dans les toilettes les plus raffinées qui soient. Dans la vie, elle impose au contraire «le style Garbo»: Un tailleur très sombre, un peu masculin, avec une blouse et une fleur à la boutonnière… , explique le réalisateur Jacques Feyder. […] Quand elle faisait un effort, elle se mettait un peu de poudre. Pas de rouge à lèvres ou très peu. Elle se mettait aussi un peu de noir sur les cils qu'elle avait comme des ailes de papillon.» Bette Davis, Joan Crawford et Katharine Hepburn copieront son maquillage et son style (trench anglais, pantalon sport, talons plats, béret…). Garbo déteste les bijoux voyants, les maquillages violents, les fanfreluches sexy. Pour elle, l'élégance se situe à la limite entre le style masculin et le style féminin. Quelques cubes de glace passés sur le visage, un rinçage des cheveux à la camomille sont ses seuls soins de beauté. Dépouillée de tout artifice, elle est tellement femme que, à côté d'elle, sur l'écran, ses amants – de Charles Boyer à Robert Taylor ou Melvyn Douglas – ont souvent l'air de guignols en pantalon!
La réclusion volontaire à perpétuité
Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, Garbo pense aussitôt aux siens exposés au danger, en Suède. Elle demande donc à sa mère, à son frère et sa femme, de tout quitter pour la rejoindre à Hollywood. Pour eux, elle loue une maison à Inglewood. En vieillissant, sa mère est devenue très amère: «Une femme sans homme , dit-elle à sa fille, c'est comme un chien sans flair.» Greta s'efforce de ne pas envenimer les choses. Sa mère ne tarde pas à tomber malade et meurt en 1940: «Je voulus dire quelque chose. Je voulus crier. Mais ma voix demeura quelque part au fond de moi.» En 1941, Greta tourne La femme aux deux visages de Cukor. Elle interprète une monitrice de ski tentant de reconquérir son mari en jouant les évaporées. Le film est un échec: la critique ne lui pardonne pas une telle légèreté. Son personnage est trop éloigné des rôles conventionnels de son mythe. Garbo prend alors la décision de mettre un terme à sa carrière cinématographique. «Je décidai de ne jamais revenir devant la caméra. Je savais que mes films avaient crée la légende de Garbo. Désormais, il m'appartenait de défendre cette légende.» Elle a trente-sept ans. Il lui reste près de cinquante ans à vivre. Pendant un demi-siècle, elle va jouer à cache-cache avec sa célébrité, puis disparaître, pour finir traquée comme un fantôme. Elle se coupe les cheveux, se coiffe de feutres informes, dissimule son regard derrière d'opaques lunettes noires, et s'installe à New York, au numéro 450 de la 52 e Rue, dans un building donnant sur Central Park.
Après la gloire vient l'oubli. Trahie par
la critique, la Divine préfère se retirer
Elle voyage dissimulée derrière des cache-nez
Recluse dans son luxueux appartement de sept pièces, elle fume quarante cigarettes par jour, boit de la vodka et se prépare des plats végétariens. Elle ne répond jamais au téléphone. Quand elle sort dans Central Park, c'est pour nourrir les écureuils. Ou grignoter une feuille de salade qu'elle transporte dans un papier kraft, comme les clochardes de New York. Parfois, elle pousse l'audace jusqu'à franchir la porte d'une musée ou d'une galerie d'art. Quand elle voyage c'est sous son nom de Gustafsson, que tout le monde a oublié. On croit souvent la reconnaître, dissimulée derrière des cache-nez de laine tricotés, enveloppée dans d'immenses imperméables. Un photographe la surprend un jour en train de sa baigner sur une plage privée de la méditerranée, au pied d'une villa prêtée par des amis. Deux fois par an, elle séjourne à Kloster, en Suisse, laissant venir à elle les rumeurs du monde. On la dit «fiancée» au diététicien Gayelord Hauser, au chef d'orchestre polonais Stokowski, au milliardaire George Schlee, au photographe anglais Cecil Beaton, à Aristote Onassis. Elle ne se donne même pas la peine de démentir. Il est impossible d'imaginer l'effrayante solitude de Garbo les dernières années de sa vie. «Je ne suis pas satisfaite de la manière dont j'ai construit ma vie , confie-t-elle, en 1977, à l'écrivain Frederick Sands. Je ne me suis jamais mariée, c'est sans doute une erreur. Le problème, cèst que j'avais toujours peur: au dernier moment, je m'enfuyais en courant. Je pensais au fond que je ne serait jamais une bonne femme d'intérieur. Et aussi qu'on appellerait mon mari Monsieur Garbo…»
Garbo s'est infligée une sorte de condamnation à perpétuité pour préserver le mythe de la «Divine.» La durée de sa torture, de son immolation est inhumaine. «Je n'aui pas vu grand-chose du monde. J'ai été assez naïve pour penser que je pourrais voyager sans être découverte et pourchassée. Pourquoi ne peut-on éviter d'être suivie et surveillée. Pour moi, cela tue doute la beauté des choses.» Effectivement, en bas de son immeuble, on vide ses poubelles pour revendre à prix d'or les déchets de sa vie de tous les jours. Des téléobjectifs sont braqués en permanence sur ses fenêtres. On propose des sommes colossales à Claire Koger, sa fidèle bonne, pour trahir les secrets de la «star des stars». Même sa nièce 9la fille de Sven) est pourchassée dans le New Jersey.
«Voici des années que je suis morte!» avoue-t-elle lorsque ses forces l'abandonnent. Comment Greta Garbo ressent-elle le dernier hallali de cette traque d'une morte-vivante? «Dans ce monde très dur, il n'y a plus de place pour moi… Je suis une chose à la dérive. Je n'ai même pas encore trouvé ma place pour vivre. Je voudrais rester seule avec moi-même.»
Peu avant sa mort, elle fait cette ultime confidence: «J'éprouve terriblement le besoin de renaître pour me débarrasser du sentiment de n'être rien.» Aujourd'hui, pourtant, personne ne doute que Greta Garbo est immortelle.
Dominique Santerre
Pendant cinquante ans,
elle fuira les photographes
George Schlee (à gauche) est quasiment le seul homme
que Greta déclare avoir aimé autant que Stiller. Il meurt
au cours d'un des voyages du couple à Paris.
Gayelord Hauser, le roi de la diététique )à droite), fait
courir la rumeur d'un mariage avec Garbo. Elle ne le
lui pardonne pas et cesse de le fréquenter.
Greta passe ses dernières années seule, et médite sur
sa vie: «Il ne me reste rien. Seulement chérir le souvenir
vivace des êtres que j'ai aimés.»
«Tous les jours en sortant du bain, j'examinais mon
corps nu et je découvrais de nouvelles rides… Il est
si douloureux de vieillir» avouera-t-elle, sincère et
pathétique
La star secrète est traquée jusqu'au bout par les
paparazzi. Ici, lors d'un de ses nombreux voyages
en Europe (en Grèce) où elle tente de passer
incognito.
PETITE BIBLIOGRAHIE
Greta Garbo, la somnambule, de François Ducout. Editions Ramsay, coll. Poche cinéma. 48,50 F
Greta Garbo, de Henri Agel. Librairie Séguier. 90 F
Garbo, son histoire, de Antoni Gronowicz. Ed. Presses de la Renaissance. 120 F
Désirs de stars, de J.-P. Léonardini. Ed. Messidor. 155 F.
|