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GARBO
ADIEU
DIVINE

Elle aurait pu cultivar les fabuleuses promesses du jardin de sa gloire. Elle a préféré entrer en pleine splendeur dans l'immortalité. Aux yeux du monde entier, Greta Garbo, déesse parmi les stars, était «la Divine». Aucune actrice n'a autant qu'elle, symbolisé la magie du cinéma. De sa timidité presque maladive, elle s'était fait une aura de mystère qui ne la rendait que plus fascinante. Mais l'inaccessible et hiératique créature adulée par des millions d'admirateurs taisait une blessure secrète, et sa vie privée est restée une énigme pendant plus de soixante ans. Sans doute n'a-t-elle eu qu'un seul vrai grand amour le public. Garbo n'a pas voulu lui montrer les premières rides qui allaient profaner l'harmonie parfaite de son visage. Elle n'avait rien tourné depuis 1941 et s'était enfermée dans la solitude. Ce regard intense et mélancolique, qu'à l'âge de trente-six ans elle avait à jamais caché au public derrière des lunettes noires, s'est éteint le dimanche de Pâques.

ELLE AVAIT RENONCÉ

D'ELLE-MEME A LA COURSE A LA GLOIRE
POUR ENTRER VIVANTE, A
TRENTE-SIX ANS, DANS SA PROPRE
LEGENDE


A DIX-HUIT ANS, LA PETITE COIFFEUSE SUEDOISE
RENCONTRE STILLER, SON PAGMALION

La petite Greta Gustafsson, née le 18 septembre 1905 à Stockholm, n'a pas eu une enfance heureuse. Fille d'un ouvrier souvent malade, elle connaît la pauvreté. L'année de sa confirmation (ci-dessous), Greta a quinze ans; elle est orpheline: son père vient de mourir. Coiffeuse puis vendeuse, elle pose bientôt pour le catalogue du magasin et pour d'autre photos (en ht à dr., avec une camarade, une réclame pour Lancia). Enfin, elle rencontre son Pygmalion, Mauritz Stiller, qui lui donne son premier grand rôle. Lorsqu'il signe un contrat avec la M.g.m., il impose sa star et débarque avec elle à New York, le 6 juillet 1925 (ci-contre). En 1926, les Américains sont enfin séduits (à dr., encore une photo de pub). Elle tourne «Le torrent».

   


COMMENT LA M.G.M. FABRIQUE UNE STAR

«Enfant, partout où j'allais, on me remarquait parce que j'étais grosse, tellement grosse», confie-t-elle en 1928, lors de sa dernière grande interview. Elle a aussi déclaré que, dès son adolescence, on l'a montrée du doigt à cause de sa grande taille. Quand Greta Gustafsson entre pour la première fois dans le bureau de Mauritz Stiller, le célèbre metteur en scène que L'on surnommait «le Péril jaune» à cause de sa torpédo grand sport jaune vif, elle avait mis ses chaussures les plus plates. Avant de rencontrer cet homme qui a perçu et révélé la femme idéale qu'elle rêvait d'être et qu'il rêvait de faire tourner, Greta – Keta pour sa famille – avait réussi à devenir mannequin. Elle posait pour des vêtements en 1922 (en ht au centre et ci-contre). A dix-sept ans (en bas à dr.), elle avait les dents mal rangées et les joues pleines. Elle aimait, en 1923, cette image d'elle en robe claire (en haut à g.). Stiller, qui va la baptiser Garbo, n'hésite pas un instant: «Si vous voulez le rôle, il vous faut perdre dix kilos.» Deux ans plus tard, aux Etats-Unis, elle s'est fait arranger les dents. Les traits épurés, elle a trouvé son visage.

    


LA MORT DE SON MAITRE FAIT D'ELLE
UNE HEROINE MELACOLIQUE

Entre deux prises de vues, celle qui est devenue la plus grande star du muet rêve, solitaire et déjà nostalgique, sur le pont du yacht où elle tourne «Le droit d'aimer», en 1929. Mauritz Stiller, l'homme qui lui a sacrifié sa propre carrière, est mort, brisé par l'amertume, loin d'elle, en Suède. Mais la mélancolie sied à Garbo, plus sublime de jour en jour. La M.g.m. la préserve de tout ce qui pourrait ternir son image de marque. Et, même si la fille venue des fjords apparaît parfois à l'écran en maillot de bain, le studio décide d'interdire cette photo (en médaillon), où sa tenue est jugée à la fois trop provocante et trop familière: selon les responsables de la publicité, une déesse ne saurait, sans déchoir s'exhiber sans mystère.

 


AVEC JOHN GILBERT, ELLE VIT UNE
LONGUE ROMANCE SANS PAROLES

Dans les bras de John Gilbert, le grand séducteur de muet, on découvre la froide Suédoise tout brûlante de passion de «La chair et le diable» (1927) se sont mutuellement foudroyés! «Je travaille sur de la matière! se réjouit Clarence Brown, leur metteur en scène. Ils en sont à ce stade heureux de l'amour où l'on imagine qu'un nuage rose vous enveloppe et vous cache…» Au bras de Yacky – elle ne sait pas prononcer les J – Greta semble heureuse. Pour elle, il affrète un yacht de cent mille dollars qui reste au port… Il croit avoir gagné lorsqu'il la voit assise dans la voiture qui file vers Santa Anna. Mais, au bureau des mariages, elle prend ses jambes à son cou et se cache dans les toilettes. «Qu'est-ce que j'ai pu lui trouver?» confiera-t-elle. C'était la fin du muet. Comme le public, elle avait découvert que don Juan avait une voix de fausset.

 


ILS VONT TOUS L'EMBRASSER, MAIS
ELLE DEMEURE HORS D'ATTEINTE

«Si jamais je devais aimer quelqu'un, a-t-elle confié un jour, ce serait Moje.» Greta Garbo a toujours surnommé «Moje» Mauritz Stiller, qui l'a découverte à Stockholm et emmenée aux U.s.a. Lorsqu'en 1928, sur le tournage de «Terre de volupté», un télégramme vient lui apprendre la mort de son Pygmalion, elle doit s'appuyer contre un mur; quand elle regagne le plateau, elle regagne le plateau, elle ne révèle pas le contenu du câble et reprend son travail, le visage fermé sur son chagrin. Pendant quelques années, elle forme avec John Gilbert le couple n° 1 du cinéma mondial, puis ils se séparent. Greta Garbo incarne des personnages d'amoureuse, mais l'amour, semble-t-il, lui échappe. A l'écran, les plus grands séducteurs la serrent dans leurs bras, de Charles Boyer à John Barrymore. A la ville, on lui prête quelques liaisons, mais elle sait en préserver le mystère. Et la légende, bientôt, fait d'elle une femme seule qui trouve dans la solitude son indispensable liberté.


Avec John Gilbert dans «Intrigues»,
de Clarence Brown (1929).


Avec John Gilbert dans «Anna Karenine»
d'Edmund Goulding (1927).


Avec Ricardo Cortez dans «Le torrent»,
de Monta Bell (1926).


Avec Robert Montgomery dans «L'inspiratrice»,
de Clarence Brown (1930).


Avec John Barrymore dans «Grand Hôtel»,
de Goulding (1932).


Avec Nils Asther dans «Le droit d'aimer»,
de Robertson (1929).


Avec Conrad Nagel dans «La belle ténébreuse»,
de Fred Niblo (1928).


Avec Charles Boyer dans «Marie Walewska»,
de Clarence Brown (1937).


UN CERTAIN REGARD

CETTE PHOTO DE PLATEAU REVELE LE POUVOIR DE SES YEUX

Jamais cette créature d'ombre et de lumière n'a tourné en couleur. Le bleu de ses yeux, on ne le connaît que d'après ses photos. Mais la force de sin regard ne tient pas à la chimie du Technicolor ni à la froideur des fjords de Suède. Le mystère Garbo, c'est le pouvoir de la concentration. Aux hommes qui la désirèrent, Garbo n'appartint jamais. Elle avait un secret. Son seul mariage, c'est dans son dialogue avec la caméra qu'elle l'avait célébré. Pour amant «La Divine» eut le public.


UNE IMMENSE TENDRESSE QUI
IGNORE POURTANT LE SOURIRE

De «L'inspiratrice» (1930) et de «La courtisane» (1931) – deux films aux péripéties banales que l'on a oubliés –, il ne reste que Garbo. Le regard de Garbo, la gravité de sa voix, ses robes étonnantes, les tressaillements de son visage, qui sait dire la tendresse sans avoir besoin de sourire. Sa beauté. «Dommage, regrette un critique de l'époque, qu'elle ait si peu de chance avec les scénarios!» Mais, si elle est cantonnée dans des rôles de grandes romantiques, ce n'est pas manque de chance, mais volonté de la M.g.m. En revanche, Greta Garbo impose ce qu'elle veut aux metteurs en scène. Mannequin qui s'éprend d'un futur diplomate (Montgomery) dans «L'inspiratrice», de Clarence Brown, elle arbore de multiples coiffures, cheveux très bouffants, puis raides, pour exprimer les humeurs changeantes de l'héro ï ne. L'Inoubliable se surpasse comme si elle avait conscience de la faiblesse de ces films.

   


ELLE REFUSE LA VIE TREPIDANTE DES STUDIOS
ET DEVIENT LE SPHINX DE HOLLYWOOD

Pour Hollywood, une star qui disparaît pendant d'interminables promenades solitaires, vit loin du luxe, économise sur ses cachets, décèle maladivement la moindre présence étrangère sur un plateau et oblige souvent son metteur en scène à se cacher derrière un paravent… ne peut être qu'une créature mystérieuse vouée à la célébration d'un culte étrange. La Suède n'était pas assez pittoresque, selon les metteurs en scène de Hollywood, pour justifier ce phénomène. Il leur fallait l'exotisme de l'Orient. Les costumes alourdis d'or et de pierres précieuses des danseuses sacrées, les robes drapées des déesses antiques deviennent l'uniforme de Garbo. Dans «Mata Hari», l'interprétation est si convaincante que d'une réplique («Je suis Mata Hari et mon propre maître…») on va faire une devise. Garbo devient l'archétype de l'espionne. Au point que, pendant la guerre, la rumeur lui attribuera le projet fou d'avoir voulu assassiner Hitler.

 


L'HOMMAGE DE CECIL BEATON
A SON INACCESSIBLE BEAUTE

C'est avec les yeux de la passion que Cecil Beaton voit Garbo. Le grand photographe britannique l'a rencontrée dans une soirée en 1946. Ebloui par le «sphinx suédois» qui se tient depuis cinq ans à l'écart des studios et dont la légendaire beauté s'est épanouie, il lui offre le mariage. Elle accepte d'abord, puis se récuse en riant: «Il te déplairait de me voir le matin dans un pyjama de vieux bonhomme!» Après deux années d'une liaison de plus en plus houleuse, ils se séparent. «Tu vois, dit-elle en guise d'adieu, il est impossible de vivre avec moi.» Mais un nouveau sentiment, l'amitié, les liera désormais. La Divine rend régulièrement visite, en Angleterre, à son ancien amant (en médaillon). «J'ai gâché ma vie, avouera-t-elle, mais il est trop tard pour la changer.»

 


SON IMAGE PREFEREE EN MARIE WALEWSKA

Elle a envoyé cette photo de «Marie Walewska» à une amie, en Suède, en précisant: «C'est la photo de moi que je préfère.» Ce film, le plus cher de sa carrière (plus de trois millions de dollars), est le septième qu'elle tourne avec le réalisateur Clarence Brown. Celle qui dit un jour: «Je suis une inadaptée à la vie», s'y reconnaît: mélancolique et vulnérable, souriante, et pourtant inexorablement lointaine.


SA REPLIQUE HISTORIQUE,
SYMBOLE DE SA VIE:
“Je veux être seule”


par HENRY-JEAN SERVAT

Le manteau de fourrure, avec un col haut comme une queue de paon déployée, lui donnait l'allure d'une tsarine en exil. Le regard perdu en de lointains nuages et noyé en des mers de nacre, elle sortait de l'ascenseur rococo dont les portes d'entrouvraient lentement, comme les rideaux d'un théâtre, et, enfin, enfin, elle faisait monter au ciel les spectateurs qui attendaient son arrivée sur l'écran depuis plus de quarante minutes. Dans «Grand Hôtel», l'un des ses films les plus mythiques, pour la Metro-Goldwyn-Mayer, en 1932, Greta Garbo, qui en était la vedette, réussissait en effet ce prodige insensé d'apparaître à l'image trois longs quarts d'heure après de générique. Privilège d'impératrice. Aucune autre star au monde ne s'était (et ne s'est, par la suite) risquée à pareil exploit. Avec son teint laiteux de tubéreuse pâle, ses voiles noirs lui faisant traîne, ses brodequins de joueuse de golf et sa démarche impérieuse, elle s'engouffrait, hiératique et indifférente, dans le couloir, passait devant les grooms du palace berlinois, s'inclinant pour saluer la célèbre danseuse étoile Grusinskaya. Elle entrait alors, à enjambées de géante, dans une suite tendue de taffetas moiré, faisait couler sur le parquet sa pelisse et, en pyjama pailleté, se glissait dans de soyeux draps de satin blanc. Et, là, autant pour elle-même que pour le monde entier qui scrutait sans relâche ce visage sublime, de sa voix inimitable de contralto âpre, rauque et profond, elle laissait tomber, en levant à demi des paupières alourdies par le mascara, une réplique. LA réplique, qui sera et le résumé et le symbole de toute sa vie: «I want to be alone» (je veux être seule), disait Garbo.
Et aucune autre séquence ne raconte mieux la destinée singulière de cette petite Suédoise devenue, outre-Atlantique, la star la plus secrète de Hollywood et la femme la plus mystérieuse de la planète. Adulée des foules, retirée du monde et romantique à mourir, Greta Garbo avait, dans tous les sens de l'expression, choisi de jouer les absentes et de n'être jamais plus présente qu'en ces moments de grâce divine.
Et pourtant, les débuts dans la vie de Greta Gustafsson auraient pu inspirer une version nouvelle du conte de la petite marchande d'allumettes. Troisième enfant d'un balayeur de trottoirs quasi grabataire, la gamine passe ses premières années dans la rue sans joie de Bleking, au nord de Stockholm, parmi des foules de chômeurs sans le sou. De l'unique pièce occupée par la famille, au rez-de-chaussée sans lumière, elle n'hésite pas à sortir, à cinq ans, pour partir mendier dans les beaux quartiers. A seize ans, adolescente boulotte d'un mètre soixante-seize, elle vend des vêtements au rayon mode du grand magasin Berstrom. Rêvant de faire du cinéma, elle obtient d'une de ses clientes un rendez-vous avec un metteur en scène, qui l'engage pour jouer une baigneuse (potelée) en maillot de bain noir couvrant la moitié de ses cuisses. Personne ne la remarque, mais, nullement découragée, elle s'inscrit dans un cours d'art dramatique où un autre metteur en scène, Mauritz Stiller, qui n'est pas, lui, un inconnu, la découvre et l'engage. Ill lui fait perdre dix kilos, lui apprend à se mouvoir devant une caméra et la rebaptise Garbo. Qui signifie, en norvégien, «bonne fée» et, en espagnol, «grâce». Et qui, dans tous les dialectes de la terre, égale aujourd'hui «femme fatale». Elle fait sa première apparition mémorable dans «La légende de Gösta Berling», où, dans le personnage de la comtesse Elizabeth, elle aide un pasteur à se réhabiliter. Elle est joufflue à l'excès et maquillée avec abus. Mais, déjà, elle irradie. Comme si, constamment, elle était éclairée de l'intérieur. Louis B. Mayer, en tournée européenne, signe illico un contrat au réalisateur et à son interprète, qu'il trouve charmante, mais dont les gros mollets, pense-t-il, nuiront à la carrière. Pour une fois, le P.-d.g. de la M.g.m. se trompe. Dès son premier film américain, «Le torrent», en 1926, Garbo, qui joue une prima donna espagnole, galvanise de public. Drapée de soieries, poitrine décolletée, coiffeur moutonnante, éclat de lys, sourcils allongés jusqu'aux tempes, elle annonce, après être passée entre les mains des coiffeurs, des maquilleurs et des éclairagistes du studio, ce que sera son personnage. Celui d'une femme amoureuse, jetant son cœur sans espoir de réciprocité, et aimant les hommes au-delà du dicible. La liste des œuvres muettes qu'elle interprète au long des années qui suivent – «La tentatrice», «La chair et le diable», «La femme divine», «La belle ténébreuse» – l'établit comme une créature par la passion possédée. Garbo n'est pas une courtisane vénale ni une diablesse scandaleuse. Elle est un rêve de pierre.


ELLE REFUSE DE REJOINDRE LES RANGS DES VIEILLES
BELLES QUI SE FANENT AVEC LEUR CELEBRITE

Le studio cache ses origines misérables, se tait sur son enfance, et aiguise donc la curiosité: Habituée à la réserve des gens issus de contrées nordiques, l'actrice refuse dès le début de coopérer avec la presse, de faire visiter sa salle de bains ou de poser dans sa cuisine. Elle est classée à part. Elle veut faire son métier et elle veut, surtout, qu'on le lui laisse faire en lui fichant la paix. Elle entend s'épanouir et aimer à sa guise, et comprend d'emblée à la fois que, pour vivre heureuse, il faut vivre cachée et que, à Hollywood, cela n'est pas des plus aisé. Stiller était pour elle un fiancé d'opérette (il préfère de loin les garçons), mais John Gilbert, son partenaire de «La chair et le diable», devient sa liaison officielle. La seule, d'ailleurs, qui lui ait été connue et qu'elle ait reconnue. Tous deux incarnent, avec autant d'ivresse et de volupté que le permet le code moral en vigueur à l'orée des années 30, des amants fous. Dans l'Amérique austère et puritaine de ce temps, il apparaît comme une évidence que Greta Garbo est une femme de chair et de sang. D'extase et de flamme. De transport et d'idolâtrie. Loin des débordements volcaniques des séductrices à bon marché, Garbo excelle à incarner des femmes de réserve et de retenue qui, soudain saisies par le désir, s'abandonnent, s'entichent, s'éprennent et se donnent corps et âme. A ce grand jeu de la séduction, elle devient la première. Elle reste la meilleure.

  
Elle avait quitté et abandonné son personnage de «femme fatale»,
mais elle ne négligeait pas pour autant sa beauté et sa forme.
Chaque jour «la Divine» s'astreignait à une longue séance de
gymnastique. Ici, en 1971, sur le balcon de son chalet de Kosters,
en Suisse, où elle se reposait.

Garbo elle le raconta par la suite à ses rares proches – n'aime pas le cinéma. Elle aime seulement qu'il lui apporte ce dont, jusqu'alors, elle a été privée. Des aisances, du confort. Elle aime John Gilbert, exigeant que le plus grand nombre de machinistes quittent le plateau lorsqu'elle doit tourner une scène sentimentale. William Daniels, qui fut le chef opérateur de dix-neuf des vingt-sept films qu'elle tourna, ne veut pas que la caméra la serre de près, car elle a une carrure trop athlétique, une silhouette trop masculine. Il la cadre donc à distance et contribue, à chaque instant où elle occupe l'écran, à la rendre lointaine et distante. L'allure androgyne de Greta, qui adore porter des pantalons, accentue l'étrangeté de cette actrice qui, toujours, semble et rêver d'autre chose et rongée par de lancinantes mélancolies. D'origine modeste, peu rompue aux mondanités, Garbo refuse de se laisser envahir. Elle place sans cesse des barrières entre elle et ses admirateurs, entre elle et ses admirateurs, entre elle et ses consoeurs. Elle ne fréquente que Katharine Hepburn et se montre totalement inabordable pour le commun des mortels. Elle ne répond à aucune lettre et ne signe aucun autographe.
Incarnation parfaite d'un genre cinématographiques alors parvenu à son point de perfection suprême – le romanesque hollywoodien –, elle aiguise d'autant plus l'intérêt par ses silences et par ses fuites perpétuelles. Et, comme pour mieux la rendre singulière, le studio qui l'a sous contrat – et qui accepte toutes les demandes d'augmentation qu'elle pose – la cantonne en des emplois de femmes qui intriguent et sur lesquelles planent des questions appelant incessamment des réponses que personne n'apporte. De ses secrets naît sa séduction. Déjà, en 1928, lorsque vient l'avènement du cinéma parlant, elle hésite à donner de la voix, croyant que son public tiquera à l'écoute de ce son, plus rauque que cristallin, qui es le sien. En 1930, dans son quatorzième film, «Anna Christie», enfin, Garbo parle. Ces deux mots seront d'ailleurs, en tout et pour tout, l'unique campagne de publicité. Coiffée d'un chapeau cloche, un ruban de velours noir lui enserrant le cou, elle s'installe à la table d'une taverne. Tandis que chacun retient son souffle et tend son oreille, Greta lâche: «Donnez-moi un whisky et du ginger ale. (A part:) Sans lésiner sur la marchandise!» Elle a presque une voix d'homme. Chacun chavire, et les rumeurs les plus folles courent à son sujet. Les échotières susurrent qu'il se pourrait bien que la Divine aime les dames, qu'elle soit frigide, ou même atteinte d'une maladie l'empêchant d'entretenir le moindre rapport (sexuel?) avec qui ce soit. Et c'est vrai que, Gilbert mort, elle se montre toujours seule. Garbo n'a cure des rumeurs. Mais prend de plus en plus de champ avec les gens. Ses rôles évoluent en gravité et son désormais ceux d'une femme prise dans le tragique de l'existence. Coup sur coup, elle tourne ses trois plus grands films. «La reine Christine», où son metteur en scène, Rouben Mamoulian (qui lui fait la cour), la convainc d'interpréter la reine de Suède sans une once de maquillage sur le visage, lui disant qu'elle deviendra, ainsi, une merveilleuse page vierge sur laquelle chacun des spectateurs écrira ses pensées. Certains, cinquante-sept ans après, le font encore. «Anna Karenine», où, nimbée de lumière crépusculaire, elle irradie d'irréalité. «Camille», où elle joue Marguerite Gautier et meurt en soufflant à l'oreille de Robert Taylor: «C'est peut-être mieux ainsi, car le vivrai en toi, dans ton cœur, et, désormais, plus personne ne pourra m'avoir.» Etrange prophétie, qu'elle ne va pas tarder à mettre en pratique. Créature éthérée, vamp vaporeuse, elle ne se montre déjà plus en public. Elle a carrément sauté le pas. Presque coupé tous les ponts. Et elle ne sort plus qu'en cachette. Elle a trente ans, et sa vie est impénétrable. Après «Marie Walewska», où elle joue la maîtresse malheureuse de Napoléon en des tenues plus mousseuses les unes que les autres, elle voit cependant s'effriter, non pas sa popularité, mais ses recettes. Ses films, qui coûtent des sommes considérables, font de moins en moins de bénéfices. Des menaces de guerre planent sur l'Europe (où, en revanche, Garbo fait des entrées faramineuses), et le public américain trouve un peu ennuyeux ces rôles sempiternellement semblables en lesquels une dame, un rien crispée et parfois maussade, s'adonne à des plaisirs démodés. Le studio décide donc de changer de cap et transforme l'étrangère mystérieuse en fofolle rigolote. Cela donne «Ninotchka», où Garbo joue une commissaire du peuple soviétique se saoulant dans un cabaret et insultant une grande duchesse à la insultant une grande duchesse à la façon d'une poissonnière. La publicité du film se fait sur une seule phrase: «Garbo rit.» Elle enchaîne avec «La femme aux deux visages», et c'est là que tout se déglingue. Garbo joue une monitrice de ski tentant de reconquérir son mari en faisant la comique. La critique s'acharne sur le film. Et Garbo prend ses jambes à son cou. Le film est un flop. La guerre, en 1941, sonne le glas d'une époque enchantée. Greta est saturée d'un système qui l'horripile et l'exploite. Elle prend alors, pressentant que s'amorce un déclin imperceptible mais inexorable, la décision inou ï e d'arrêter. Elle a trente-six ans. Tout le monde croit qu'elle a encore de belles années de gloire devant elle. Mais Garbo sait que le temps, comme les sentiments, ne suspend pas son vol. Elle est une star. Comme il n'y en a pas d'autres, sinon Marlene Dietrich, dans l'Olympe des dieux. En décidant de s'évanouir en fumée, elle cherche à ne pas rentrer dans le rang des vieilles belles promenant, tôt ou tard, un air aussi fané que leurs lambeaux de célébrité. Elle n'ignore pas qu'elle est l'actrice la plus célèbre du monde et qu'elle se condamne, d'elle-même, à une existence encore plus mythique. Dès lors, la fascination qu'elle va continuer à exercer défie la croyance selon laquelle l'absence des écrans est synonyme de mort cinématographique. Il y a un demi-siècle, Greta Garbo a en effet choisi de devenir un fantôme et d'entrer, vivante, dans une légende qui, d'un bout de la planète à l'autre, lui a toujours fait un cortège enrubanné. Milliardaire ayant su placer judicieusement ses cachets, elle embrassa une existence d'impératrice errante. La décision fut irrévocable. Sans soucis pécuniaires. Sans ennuis sentimentaux. Mais qu'en sait-on vraiment? En 1941, Garbo a voulu se retirer du monde pour habiter le sien et faire uniquement ce que bon lui plaisait. Refusant d'apparaître en public, abandonnant dans un hôtel ses bagages pour s'enfuir plus facilement par le monte-charge, rasant les murs, esquivant les photographes. Chapeautée de feutres informes, dissimulée derrière d'énormes lunettes noires qui lui permettaient, peut-être, d'être mieux reconnue, Garbo mena, pendant près de cinq décennies, une existence d'être traqué. Dans cet appartement new-yorkais, au numéro 450 de la 52 e Rue, dans un building donnant sur l'East River et paraissant presque à l'abandon, elle n'utilisait que la moitié de ses sept pièces et, dans toutes, les volets étaient constamment fermés. Trois téléphones ne sonnaient jamais, car c'était elle qui appelait ses amis et jamais le contraire, après le départ de sa femme de ménage de quatre-vingts ans. Elle fumait quarante cigarettes par jour, buvait de la vodka, faisait ses coures et mitonnait elle-même ses menus. Un long compagnonnage avec le diététicien Gayelord Hauser l'avait rendue végétarienne et férue d'alimentation saine. Elle saupoudrait ses salades de germe de blé et de levure de bière, renonçait à teindre ses cheveux gris et arpentait, d'un pas de gendarme en inspection, les galeries du Museum of Modern Art au bras de son amie Cécile de Rothschild. Elle se souciait du cinéma comme d'une guigne, n'y allait jamais, refusait d'assister aux hommages qui lui étaient consacrés, mais ne dédaignait pas, à l'occasion, de suivre les rediffusions de ses vieux films à la télé, en pestant contre les voix qui, parfois, hors des frontières anglo-saxonnes, la doublaient. Indifférente aux offres financières qui lui étaient régulièrement adressées pour lui faire écrire ses Mémoires, elle menait une vie vagabonde. Détestant être reconnue, elle ne réservait ses places d'avion et ses chambres d'hôtel que sous son vrai nom de Gustafsson et passait ses commandes chez ses fournisseurs sous les noms d'emprunt de Mrs Jay ou Mrs Brown. Elle fréquenta quelques amis. Se promena dans les îles grecques en compagnie de Winston Churchill. Séjourna sur le «Christina» d'Aristote Onassis, qui ne se priva pas, avant que Jackie entrât dans sa vie, de venir le border le soir, à Manhattan. Mais, toujours, elle promenait à sa suite des secrets insondables, qui tenaient les gens à distance et ne donnaient pas le courage d'oser s'approcher. Prenant de l'âge, elle semblait ne pas vieillir et devoir rester pour toujours figée en de longs imperméables, coupe de cheveux au carré à la Jeanne d'Arc, bibis informes et toujours, toujours, d'immenses lunettes noires. Affolée par la foule, Garbo – qui ne cessait, malgré elle, d'alimenter les chroniques avec de soi-disant maladies, de fausses cécités et de prétendus traitements à la cortisone – courait pour échapper aux gens, peut-être. A elle, sûrement. Effrayée par son image et par ses lauriers. Et, tant à New York qu'à Paris ou à Klosters, en Suisse, où elle effectuait de longues randonnées à travers les alpages en brodequins à talons plats, les gens lui fichaient une paix royale. Ayant atteint les sommets du mythe absolu, Greta Garbo a compris, un beau jour de 1941, peut-être en scrutant une ride à la commissure de ses lèvres ou en entendant un rire de la bouche d'un spectateur lorsqu'elle se pâmait, avec ostentation, dans les bras de Melvyn Douglas, qu'il lui fallait rester intacte. Qu'il lui fallait, d'elle-même, se sacrifier pour toujours et ne laisser, dans son sillage de femme étincelante, que des impressions de rêve. Elle a voulu ainsi d'inscrire dans l'éternité. Et le fit sous les traits impénétrables d'une femme frémissante qui, au long de vingt-sept films en noir et blanc, avait clairement annoncé la couleur en énonçant son désir de se vouer, à la façon des amoureuses mystiques, à une irrémédiable et terrifiante solitude. 


Jamais Garbo ne se montrait en public sans ses célèbres
lunettes derrière lesquelles elle tentait de vivre incognito.
Cette photo, l'une des dernières qui ait été prise d'elle est
rare: l'actrice détestait que son image soit reproduite pour
un autre usage que le cinéma.
 

ROMI “MES DEUX RENDEZ-VOUS AVEC GRETA”

Vers 1950, ayant rencontré par hasard un Suédois très bavard qui avait bien connu une amie d'enfance de Greta Gustafsson, la future Greta Garbo, j'avais noté tous ses souvenirs et j'en avais tiré une fausse interview de cette jeune personne. Possédant une collection importante de photographies de Garbo, j'avais publié l'article illustré dans un hebdomadaire. Une agence le vendit à «Life», avec ma signature.

Quelques semaines plus tard, je recevais un coup de téléphone.
– Vous êtes bien M. Romi… C'est vous qui avez publié dans “Life” des souvenirs de la jeunesse de Mme Garbo…
– Oui… Pourquoi?
– Ici l'un des employés du Ritz. Mme Garbo, qui habite ici, voudrait vous rencontrer…
Croyant à une plaisanterie d'un confrère, je lui ai répondu: «On m'a déjà fait le coup!» et j'ai raccroché.
Mais l'homme renouvela son appel et me donna le numéro du Ritz: c'était vrai…
Greta Garbo me rendit visite le lendemain, en compagnie de Leopold Stokowski, l'un des plus célèbres chefs d'orchestre des Etats-Unis.
– J'ai lu les confidences de ma camarade d'école, que vous avez recueillies, et j'ai vu des photos de moi dans différents films qui viennent de votre collection…
Après les politesses d'usage, je lui ai montré son dossier: quatre cent vingt-trois photographies… qu'elle a regardées, une à une, s'arrêtant plus longtemps sur celles où on la voit en compagnie de John Gilbert et de Stiller.
– C'est merveilleux, dit-elle, de se retrouver…
Elle eut une réaction particulière devant un document où elle apparaît en maillot de bain. «C'est curieux que vous ayez pu trouver celle-là… Elle a été interdite par la Metro-Goldwyn. Ils prétendent qu'un mythe comme moi ne doit pas se montrer en maillot…»
Un mois après sa première visite, Greta Garbo revint chez moi et recommença l'exploration de son dossier.
A la fin de l'entretien, je lui ai demandé de me signer une photo. Très digne, elle me répondit:
– Désolée, je n'en au jamais dédicacé une seule…
Et elle est sortie, en me souriant, au bras de Leopold…

 

 

from:   PARIS MATCH,        1990, No. 39
© Copyright by   PARIS MATCH

 



 

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