La dernière photo de Beaton: Greta Garbo, soixante-sept ans,
s'est retirée à Klosters. Sa passion: lire des romans sous la pluie.
L'AMOUR SECRET DE GARBO:
LE PHOTOGRAPHE DE LA REINE
Avec Greta la Divine, Cecil Beaton, le portraitiste de la cour d'Angleterre, a échangé les dialogues d'un marivaudage new-yorkais. Durée: trois mois.
Bien qu'elle se soit donné un mal infini pour cacher sa vie privée, on sait qu'il y eut plusieurs hommes dans la vie de Greta Garbo: Maurice Stiller, le premier qui la découvrit à Stockholm alors qu'elle posait pour des photos de mode publicitaires et l'emmena à Hollywood; John Gilbert, son partenaire qui devait monteur sur un tabouret pour tourner des scènes d'amour avec elle; Léopold Stokowsky, le chef d'orchestre, avec qui elle fit une fugue mémorable en Italie juste avant la guerre. Il faut y ajouter aujourd'hui Cecil Beaton, le photographe de la famille royale d'Angleterre, le décorateur de «My Fair Lady», un des princes des mondanités anglo-saxonnes. Dans son livre de souvenirs, «les Années heureuses», qui paraît cette semaine chez Albin Michel, celui-ci ne cache rien de son idylle de deux ans, de 1946 à 1948, avec «la Divine», qu'il avait connue dix ans auparavant. Entre ces deux êtres exceptionnels, la liaison, comme on le verra, ne pouvait être qu'exceptionnelle.
Promenade d'amoureux
à Central Park.
Au lendemain de la guerre, Greta Garbo ne tourne presque plus. Elle est lasse à mourir de Hollywood et préfère vivre à New York. C'est à New York, en respectant l'unité de lieu, qu'elle même à sa manière ses amours avec Cecil Beaton.
Pour avoir l'ineffable plaisir et le rare privilège de serrer la Divine dans ses bras, il fallait l'endurance d'un coureur de marathon, si l'on en croit son «amant» au sens le plus racinien du terme. Car elle s'entendait à le faire marcher.
«Nous avons commencé à nous promener ensemble dans Central Park, dit Beaton. Nous marchions très vite pendant des kilomètres nous faisions le tour du réservoir, puis nous rentrions, de la Quatre-vingt seizième à la Cinquante neuvième rue.» Encore faut-il pouvoir la suivre: «Faire partie de la nature lui donnait la même ivresse que du champagne à un débutant. Elle avançait à grandes enjambées, sautait, riait, se montrait aussi agile qu'une gazelle. Elle buvait à longs traits de l'eau des fontaines publiques.»
Garbo et Beaton, après avoir joué au chat et à la souris au cours d'innombrables coups de téléphone, finissent par partager quelques moments d'intimité.
Greta Garbo aime tellement la nature qu'à la saison des pluies elle s'installe pour déjeuner sous un parasol tandis qu'il pleut à verse, «habillée d'un imperméable et de toutes sortes de survêtements, en chapeau, enveloppée dans une couverture de toile cirée».. Et, après son repas, elle reste sous le déluge avec un livre, «toute contente de n'être pas enfermée».
Quand Greta Garbo n'emmène pas son soupirant à Central Park, elle l'emmène au Zoo ou au Metropolitan Museum regarder les tapisseries de l'Apocalypse qui lui arrachent des soupirs comme Cecil Beaton, semble-t-il, ne lui en a jamais arrachés. Elle aime particulièrement le traîner devant les moulages en plâtre des chefs-d'uvre de Michel-Ange. «Admirant la perfection physique de quelques-uns, elle es appréciait avec une sorte de voracité, comme s'ils étaient des fruits ou des sucreries tentantes; je la vis passer sa langue sur ses lèvres; peut-être aurait-elle aimé y goûter.» Quand d'aventure il arrive aux deux amants d'être en tête à tête chez l'un ou chez l'autre ou dans la garçonnière de Beaton ou l'appartement de la star, au Ritz Tower c'est pour fumer une cigarette Old Gold, boire un verre et quelques autres et, les bons jours, chahuter.
«Dans sa chambre elle se dévêtit pour se métamorphoser en athlète de Madison Square: collant, bas blancs et petits chaussons rouges. Elle enfonça mon chapeau sur sa tête et fit en courant le tour de l'appartement comme un extravagant clown de cirque.» Après quoi, la Divine prépare un de ces soupers fins dont elle a le secret: beurre frais, pain suédois, jambon et fromage. Les plaisirs de la chair s'arrêtent là. En bonne femme d'intérieur, Greta Garbo ne manque pas, à la tombée de la nuit, de tirer les rideaux de velours moutarde, mais qu'on n'aille rien imaginer. La première fois qu'elle emmène Beaton chez elle au Ritz, elle lui offre bien une pomme mais il n'est pas question de la croquer ensemble. Et elle a bien vite besoin d'air ou quelque chose à faire: un rendez-vous mystérieux, des biscuits à acheter sur la 63 e rue, etc. Heureusement, elle sait consoler l'amant frustré.
«Lors de notre première rencontre, au moment de partir, elle rassembla ses affaires en disant: «Je ne mets jamais de gants blancs. Je me simplifie formidablement la vie!»
Brusquement, elle se retourne: «Je ne vous connais pas depuis Adam et cependant j'étais tout à fait disposée à rester ici jusqu'à l'heure du petit déjeuner. C'est-à-dire, si vous étiez demeuré comme un frère, la tête sur l'oreiller à côté de moi.» Et elle n'a pas son pareil pour murmurer: «Vous me plaisez, vous me plaisez ce n'est pas un grand mot, mais je vous aime bien et, chaque fois que je vous dis au revoir, j'ai vraiment envie de vous revoir.»
Ces amours fraternelles vaguement incestueuses ne causent pas grand désordre: quelques coussins fripés. C'est assez pour faire sonner la femme de charge pour lui dire de ne pas «faire» ma chambre, de ne pas redonner du bouffant aux coussins mais de les conserver au contraire tels qu'ils étaient ou même de les couleur dans du bronze pour l'éternité.»
Avec sa désinvolture habituelle, Garbo savait être «la plus fascinante des créatures». Cecil Beaton, sortant de sa pudeur naturelle anglo-saxonne, en vient à dévoiler quelques privautés.
«Elle éveillait en moi des sentiments de protection, d'amusement, de désir. Je fus en tout cas accusé de gâcher tout la soirée en la plaquant contre un mur. «Non, pas de massage! Ne vous barbouillez pas avec mon rouge! Non, nous n'avons pas le temps, il faut partir!»
Et à peine séparés, «Mr. Beaton», comme l'appelle Greta, téléphone à miss Harriet Brown (c'est l'un des pseudonymes favoris de Greta Garbo). «Est-ce vous, ma bien-aimée? M'aimez-vous?» demande Cecil. Et la voix inimitable aux inflexions de violoncelle répond: «Oui, mais vous ne devez pas me poser de questions aussi directes». Greta a horreur des questions directes. Elle aime biaiser. «Ne posez pas de questions, ordonne-t-elle à son amant, ne m'examinez pas des pieds à la tête». Elle a un goût maladif du secret. Elle ne dit jamais rien qui puisse laisser supposer qu'elle a des rapports d'intimité avec quelqu'un. Elle ne dit jamais où elle va. Elle utilise volontiers des formules mystérieuses: «Des billets ont été pris
», «Une étrangère m'a demandé
».
Quand à la suite d'une longue brouille Cecil Beaton lui demande tout à trac: «Pourquoi ne m'épousez-vous pas?», elle répond: «Je suis sûre qu'il vous déplairait de me voir le martin dans un vieux pyjama d'homme». Quand, un autre jour, Beaton récidive elle réplique: «Je devrais être comme le Christ: toute à tous». Une élégante manière de faire savoir qu'elle n'a envie d'être à personne. Pourtant parfois on sent battre un cur blessé. «C'est tellement cruel quand vous n'aimez plus quelqu'un et qu'il persiste dans le même sentiment à votre égard
Il faut que vous compreniez, je suis dans l'existence une inadaptée, une misfit.»
La Garbo des rêves:
le visage de «Ninotchka».
Ses débuts en Suède:
des photos publicitaires.
Entre deux brouilles, deux voyages, des dizaines de coups de téléphone sans réponse, le jeu cruel continue. La Divine s'entend à faire du téléphone comme un instrument de torture. «Je ne viendrai pas aujourd'hui, je me trouve trop pâle».
De passage à Londres où se trouve Beaton, elle téléphone du Claridge pour lui annoncer qu'elle viendra le voir l'après-midi. Une deuxième fois pour annoncer qu'elle sera en retard, un troisième fois pour dire qu'elle ne viendra pas. Et le lendemain matin, Beaton apprend qu'elle a quitté Londres. Il lui faudra deux ans pour apprendre le fin mot de l'histoire. «Il s'est passé quelque chose de terrible au Claridge, finira par lui dire Greta Garbo. J'ai laissé déborder ma baignoire; j'ai eu tellement peur que le plafond du dessous ne s'effondre que j'ai tout épongé avec des serviettes et ma pauvre petite éponge. J'ai cru que je n'en finirais jamais».
Il y a curieusement dans la Divine une femme d'intérieur frénétique qui sommeille. Elle repeint elle-même les volets de sa maison californienne et comme Candide, mais avec l'ardeur d'un homme de peine, et toute nue, elle bêche son jardin.
Dans l'appartement de Beaton au Plaza Hotel,
une Garbo juvénile contemple son souffre- douleur.
De Hollywood Greta ne parle qu'avec réticence. La guerre ayant supprimé le marchée européen et son dernier film la Femme à deux faces ayant été un «flop» total, elle en était arrivée à refuser tous les scénarios qu'on continuait à lui proposer. Cependant les plus grands imprésarios de la planète continuaient à lui offrir n'importe quoi afin qu'elle travaillât pour eux. A tous et à Beaton, en particulier, elle répétait qu'elle était devenue vieille, ridée, décharnée. «Et ce serait tellement dur pour moi de retourner à Hollywood, soupire-t-elle
[Autrefois] j'agissais à ma guise, je jouais comme je voulais. Jamais je ne répétais avec le metteur en scène. Je le voyais compulser le script avec les autres acteurs mais si je devais répéter j'en étais incapable j'avais le trac. Je ne pouvais me débrouiller que lorsque c'était du neuf; je ne connaissais même pas le trame du scénario et je ne voulais pas connaître les gens avec lesquels je jouais. Il m'était impossible d'aller dîner avec mon principal partenaire et de l'entendre parler de sa femme et de sa famille.»
Ce qui n'empêche que Garbo avait eu des faiblesses pour John Gilbert et que sa «liaison» avec son partenaire du «muet» alimenta la gazette plus ou moins publicitaire de Hollywood pendant des années. Mais Beaton, pendant ses brèves amours d'un trimestre, était encore plus un jouet que John Gilbert entre les mains de la Divine.
On comprend que Beaton vive sous haute tension. Conseillé par un Clausewitz de la carte du tendre, Beaton décide parfois de jouer lui aussi le bel indifférent. Au tour de Greta Garbo d'être pendue au téléphone. «A présent que je suis ostensiblement si occupé, Greta n'est plus aussi occupée qu'elle l'était quand je ne l'étais pas», constate Beaton assez satisfait de cesser un instant de galoper le temps de souffler en faisant marcher la femme aimée.
Mais de toute manière leur liaison est condamnée. Il y a entre eux celui qu'elle appelle le «petit homme», George Schlee, son meilleur ami, qu'elle ne veut pas faire souffrir et qui mourra à Paris auprès d'elle, à l'hôtel Crillon, en 1964.
Si Beaton souffre de tension, la Divine sent aussi que leur idylle ne même nulle part. «La vie est déjà si difficile, pourquoi la compliquer encore», dit-elle un jour de fatigue et de lucidité.
Le 14 mars 1948, les deux amants se sépareront à tout jamais. Beaucoup d'hommes auraient quitté la maison de Greta Garbo avec un soupir de soulagement. Cecil Beaton, lui, sanglote dans le taxi qui l'emmène à la gare. «Un seul être vous manque et tout est repeuplé» disait Giraudoux en parodiant le fameux vers de Lamartine. Mais Cecil Beaton était lamartinien.
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