GARBO
est toujours
“LA DIVINE”
par
Jacques PARROT
IL paraît que quelques mous avant le guerre, un magistrat anglais qui avait à juger un adolescent coupable d'avoir dérobé des photos de Greta Garbo à la devanture d'un cinéma, plongea son pays dans la stupeur en demandant benoîtement:
– Mais qui est donc Greta Garbo?
S'il est encore vivant, cet homme peu curieux n'aurait qu'à passer le Channel et aller faire un tour au Cinéma l'Avenue pour se faire honte, même rétrospectivement. Car l'événement du mois, pour tous ceux qui aiment le cinéma pour lui-même et pour le sens certain qu'il donne au plaisir de vivre, c'est le Festival Garbo.
Ninotchka, Grand Hôtel, La Dame aux camélias, La Reine Christine ne sont pas certes, des films pour intellectuels. Les admirateurs de Jean-Luc Godard et d'Antonioni peuvent penser qu'ils appartiennent au cinéma de papa, et même de grand-papa. On ne reparlera dans trente ans, si quelque rat de cinémathèque s'avise d'organiser un Festival Monica Vitti (ou Macha Méril).
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TOUS les films tournés avec Garbo ne sont pas des chefs-d'œuvre. Le chef-d'œuvre, c'est elle. Il suffit de se rappeler les actrices qu'on a connues dans le rôle de Marguerite Gautier – de l'habile mais insistante Edwige Feuillère à l'incroyable Micheline Presle, éclatante de santé! – pour se convaincre que la seule qui nous touche, la seule que nous ayons envie de pleurer après cette scène de la mort où elle atteint au sublime, c'est Greta Garbo.
Elle pouvait tout jouer. La légende veut que ce soit Lubitsch qui, le premier, l'ait fait rire dans Ninotchka, mais on la voit rire également dans Grand Hôtel, tourné sept ans plus tôt. Et dans son dernier film, La Femme aux deux visages (qui ne fait pas partie du Festival, et c'est bien dommage!) elle joue avec autant d'esprit que Carole Lombard ou Irène Dunne.
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CE qui frappe dans ce Festival Garbo, c'est d'abord l'allure de cette femme, une allure et une taille auxquelles nous ne sommes plus habitués depuis que le cinéma n'emploie pratiquement plus qu'un seul type de vedette: la Vénus de poche, dont l'œil coquin excite les vieux messieurs. Ce qui, entre parenthèses, est bien là, de la part des producteurs, une idée toute faite. Pourquoi les vieux messieurs n'aimeraient-ils pas au contraire les femmes qui ont l'air de femmes, non de gamines précoces?
Garbo, elle, a toujours l'air d'une femme. Ses expressions, ses moindres gestes sont la féminité même. Le désir, l'amour prennent avec elle les dimensions d'un rite étrange et secret. Je ne sais plus qui a dit qu'elle ferait un mystère de l'œuf qu'elle prend le matin pour son petit déjeuner.
Alors, vous pensez, l'amour!
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QUAND on revoit ses films, on comprend pourquoi il n'a pas dû être facile de l'aimer, même pour des êtres aussi hors du commun que Moritz Stiller, John Gilbert, Léopold Stokowski, Cecil Beaton et les autres. C'est qu'il n'était pas facile non plus d'être son partenaire à l'écran.
Bien sûr, il y avait sa formidable présence, bien sûr on ne regardait qu'elle apparaissait, mais il y avait plus fort. Quand elle jouait, elle mettait immédiatement les choses en place et les fausses réputations à l'état de faire-valoir. Robert Taylor, Gilbert lui-même, Charles Boyer et quelques autres ont pu en faire la cruelle expérience.
Au contraire, qu'elle ait affaire à de vrais comédiens, Garbo, loin de les écraser, les stimule au point qu'ils sont encore meilleurs que d'habitude. C'est le cas notamment de Melvyn Douglas dans Ninotchka, mais on le constate encore mieux dans Grand Hôtel, le seul de ses films où elle n'est entourée que de grands artistes: John et Lionel Barrymore, Wallace Berry, Joan Crawford…
Le plus médiocre du Festival, c'est aussurément Marie Walewska, mais c'est quand même un film à voir – ou à revoir.
AVEC JOHN GILBERT
DANS «LA REINE CHRISTINE»
DANS «GRAND HOTEL»
Pour Garbo d'abord. Et puis, pour le curieux plaisir d'entendre Napoléon-Charles Boyer parler anglais.
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DEOUIS vingt ans qu'on ne l'a aperçue, entre deux avions, que fagotée dans son imperméable gris et cachée derrière ses lunettes fumées, Greta Garbo a peut-être gardé son mystère, mais elle a incontestablement perdu son prestige.
Comment était-elle au temps de sa splendeur? Faut-il croire André Luguet, qui la connut à Hollywood, quand il nous dit qu'il l'a souvent vue gaie et bavarde au cours de leurs parties de tennis?
Faut-il croire, au contraire, avec son biographe chaleureux John Bainbridge, qu'il est «à peu près aussi facile de se détendre en sa présence que devant un personnage royal»?
Les deux sont vrais, sans doute, mais on croit plus volontiers Bainbridge depuis qu'on sait que la Divine a perdu à Paris, l'an dernier, George Schlee, son plus cher compagnon, l'homme avec qui on la voyait revenir chaque été en Europe depuis près de vingt ans.
Et, le jour même où le premier film du Festival Garbo était projeté à Paris, on apprenait la mort du vieux comédien suédois Lars Hanson, son inoubliable partenaire dans La Saga de Gösta Berling, le film de Stiller qui la lança…
Mais l'ombre peut bien se rapprocher d'elle. Tant qu'il en faudra dans les salles pour projeter ses films, Greta la Divine restera immortelle.
Jacques PARROT |