Une revenante aux lunettes noires
l'Enigme Garbo
Un grand récit de John BAINBRIDGE
Adaptation française de Louis MARTIN-CHAUFFIER
PREMIÈRE PARTIE
Stiller cherchait la femme idéale: troublante et mystique
DEPUIS treize ans qu'elle a, en pleine gloire, quitté l'écran, il arrive parfois que les visiteurs du musée d'art moderne de New York rencontrent dans les couloirs une femme très belle, vêtue d'un costume noir très simple, chaussée de souliers à talons plats, coiffée d'un feutre posé n'importe comment sur une chevelure rebelle, qui gagne à grands pas la salle de projection du musée. Accompagnée de l'un des directeurs, qui est de ses amis, Greta Garbo assiste à la projection d'un des vingt-quatre films qui, en seize ans, firent d'elle la femme la plus adorée du monde. A mesure que les images de déroulent, la réserve glacée de Garbo fond et le miracle se produit. Elle s'anime, elle se regarde vivre sur l'écran, avec un intérêt passionné et un affection attendrie, comme si c'était là une autre, qui serait sa meilleure amie. Elle commente ce qu'elle voit, parlant d'elle-même à la troisième personne: «Regardez-la, maintenant, elle va demander de l'argent» ou: «Voyez donc la façon dont elle s'arrange les cheveux!», «Elle», ce n'est ni l'actrice Garbo ni le personnage du film, mais cet être plus réel qu'elles, né de leur confusion géniale: Garbo incarnant l'héroïne, et donnant à Anna Karénine ou à Christine la vie qu'elle s'arrache à elle-même, au point de n'en plus conserver qu'une mince apparence. Puis, quand l'écran s'éteint, il semble qu'elle s'éteigne avec lui. Elle redevient glaciale, mal à l'aise et comme gênée de son propre personnage, égarée dans un univers où elle n'aurait pas sa place et dont la réalité lui échappe. Elle relève le col de son manteau, baisse sur les yeux le bord de son chapeau et, sans regarder autour d'elle, quitte le musée en silence, marchant de son grand pas d'errante en quête d'on ne sait quels prestiges étranges à ce monde où elle demeure étrangère.
Rien n'a jamais pu la faire départir de cette réserve froide et craintive. En 1929, une admiratrice forcenée vint guetter sa sortie de l'hôtel Beverley Hills. Greta paraît dans le hall, la dame court se dissimuler dans les buissons du jardin. Quand la voiture descend l'allée, elle sort de sa cachette et se jette par terre, barrant la route. La chauffeur freine brusquement; la quêteuse d'autographes se relève et s'approche de la star supéfaite, un bloc et un stylo à la main. Elle en fut pour ses fraise de mise en scène. Garbo écarta le bloc et l'importune et fit signe au chauffeur de poursuivre sa route.
Cette fuite devant le contact peut aller jusqu'à l'héroï-comique. Un matin de décembre 1931, étant de passage à New York, Greta voulut sortir pour faire un tour dans Central Park. Elle portrait un manteau de tweed garni d'une fourrure qu'elle avait relevée jusqu'aux yeux; et, naturellement, ses souliers à talons plats. Le hall de l'hôtel était plein de reporters et de photographes aux aguets. Reconnue, il va de soi car la simplicité de ses vêtements et son innocent camouflage la signalent plus qu'ils ne la dissimulent elle réussit à se glisser entre ses guetteurs avec une agilité d'athlète, bondit dans un taxi; suivie aussitôt par la troupe des journalistes, entassée dans toutes les voitures libres. La chasse à courre continua jusqu'au casino du parc. Là, Garbo commanda au chauffeur d'arrêter, lui lança un billet, et prit sa course à travers les pelouses. La chasse à courre se transforma en cross-country. Des promeneurs se joignirent aux poursuivants, qui glissaient, tombaient, se relevaient sans lâcher leur proie. Cette envolée dura longtemps. Garbo ayant des jarrets d'acier. Quand, enfin, le souffle lui manqua pourtant. la biche traquée se tourna vers la meute: «Je ne puis absolument rien dire, murmura-t-elle en haletant. Je suis désolée, vraiment. Vous avez un métier si dur, si difficile, mais on ne me permet de rien dire!» Les journalistes, stupéfaits, la laissèrent prendre un autre taxi et disparaître, sans insister.
On l'appelle garçon ardent
et torche glacée
TANT de sauvagerie n'a jamais fait qu'ajouter à sa réputation. Elle fait partie du mythe Garbo, qui a suscité, dans tous les pays du monde, des explosions de lyrisme qui traduisent une admiration forcenée plus qu'elles ne définissent le charme souverain qu'elles voudraient célébrer. Elle est «poésie, lever du soleil, grande musique». En Angleterre, «le symbole surhumain de l'Autre Femme». En Allemagne, «le symbole suprême de la Tragédie impitoyable». Ailleurs, le «glaçon ardent» ou la «touche glacée».
Non qu'elle soit, ni même qu'elle passe pour être la plus belle de toutes les femmes. Ses jambes sont fortes et lourdes comme celles des statues de Maillol. Ses pieds malgré toutes les plaisanteries faites à ce sujet ne sont pas exagérément grands, sans être fins, et elle dit d'elle-même qu'elle a «des mains de gentille cuisinière». Son visage seul est la source de l'extase de tous ceux qui voient en elle l'Hélène de Troie contemporaine.
Mais qu'on ne s'y trompe pas. La plupart de ceux qui s'extasient si poétiquement sur ce visage incomparable ne l'ont vu qu'à l'écran. Sa beauté magique ne vient pas seulement de la perfection des traits mais de la vie qui les anime et dont l'expression change avec les héroïnes qu'incarne Garbo. Son miracle est d'être multiple, et chaque fois parfaite. La louange ne va pas seulement à la femme mais à l'artiste possédée, qui prodigue les dons prestigieux qu'elle a reçus à celles qui la décorent. A force de se partager, peut-être ne garde-t-elle rien: le seul personnage qu'elle ne sache pas jouer est celui de Greta Garbo.
Et pourtant, elle existe. Au point d'avoir marqué de son style toutes les stars qui, avant elle, faisaient la loi à Hollywood. Une série de photos publiées dans Vanity Fair sous le titre: «Alors vint Garbo» représentent Joan Crawford, Tallulah Bankhead, Katherine Hepburn, Marlène Dietrich et d'autres vedettes de la scène et de l'écran avant et après que Garbo eut commencé à régner. «Avant»: des jeunes femmes grassouillettes et pimpantes, aux cheveux courts et frisés, aux sourcils épais, très maquillées, le sourire béat ou la mine effarouchée. «Après», toutes pareilles: chevelure plate, sourcils dessinés d'un trait de crayon, cils allongés par les artifices de l'art, visage aminci, maquillage réduit au minimum. Le sourire est devenu langoureux, la béatitude énigmatique. Mais ce qui peut se singer, non s'imiter, c'est l'attitude, ces mouvements lents, gracieux et tranquilles, cet air de dignité lasse et mélancolique, qui sont de la nature même et que l'art a seulement portés à une perfection où l'étude n'a fait que donner plus d'aisance à une simplicité originelle.
Devant l'écran d'une salle privée où repassent les 24 films de sa gloire, une spectatrice solitaire en feutre cabossé et souliers à talons plats: Greta, la femme la plus adorée du monde. Quand elle n'était que Greta, petite vendeuse de Prisunic aux yeux immenses, un homme inventa son nom, sa légende, son génie et, resté dans l'ombre, donna au monde une grande étoile.
Cette «divine» et mystérieuse errante, qu'on eût dit née sur les marches d'un trône, est pourtant de la plus modeste origine. Quand elle naquit, le 18 septembre 1905, son père était un ouvrier sans spécialité, très beau, mais que sa mauvaise santé privait souvent de travail. De vieille souche paysanne, Karl Gustafsson et sa femme Anna avaient quitté cinq ans plus tôt leur campagne de la Suède méridionale pour s'établir à Stockholm, dans quatre petites pièces du bas quartier du sud. Coin de ville sinistre, sans arbres ni pelouses: de mornes bâtisses grises étirées en longues files dans des rues sans joie.
La petite Greta on l'appelait Keta était la dernière de la famille. Elle avait une sur, Alva, et un frère, Sven. On ne la traitait pas en enfant. Chaque semaine, elle accompagnait son père à l'hôpital où il suivait un traitement. Ces longues stations, en attendant qu'on voulût bien s'occuper du malade, laissèrent à Keta un tel souvenir de tristesse et d'humiliation qu'elle prit alors en horreur la misère et la dépendance. Le soin qu'elle apporta plus tard à obtenir de fabuleux contrats, la crainte de dépenser, la volonté de se suffire à elle-même sont nés dans ces couloirs d'hôpital où, assise sur un banc à côté de son père, elle prenait mesure des mortifications de la pauvreté.
La petite Keta était pourtant fort bien portante, grassouillette elle le demeura longtemps avec des cheveux blonds filasse, docile et de bonne humeur. Mais elle souffrait de n'avoir pas d'enfance. «Personne, dira-t-elle, ne m'a jamais traitée comme une petite fille.» C'est pourquoi, sans doute, elle a couru toute sa vie après cette enfance manquée. Les poupées qu'elle n'avait pas eues, elle en fit à Hollywood une collection coûteuse et magnifique. Quelques années plus tard, elle les mit en vente à Stockholm, anonymement. La caisse ne dépassa pas 30 couronnes moins de 3 000 francs d'aujourd'hui. Si l'on eût su leur provenance, elles auraient atteint un prix de pièces de musée.
Les Gustafsson n'avaient pas les moyens d'aller au théâtre ni de prendre des vacances. Le dimanche, ils partaient en trolleybus, chargés d'un grand panier de provisions, pour la champagne des environs où ils avaient loué un assez grand jardin. On faisait 2 kilomètres à pied après le terminus, on jardinait tout le jour, et les légumes et les fruits nourrissaient toute l'année la famille. Mme Gustafsson étant experte en conserves et confitures.
Greta passa sept ans à l'école, de sept à quatorze ans: en tout ce temps, seize jours de maladie et une fois l'école buissonnière. Elle était fort studieuse, obéissante, plutôt brillante, sauf pour la gymnastique et le dessin. Durant sa septième année d'école, elle n'avait que des «très bien» ou des «parfait». Elle avait quatorze ans quand son père mourut. Sa mère s'inscrivit au bureau des indigents. Il fallut gagner sa vie.
Greta débuta chez un coiffeur. Elle savonnait le client avant que le barbier le prît en main. La caissière se souvient qu'elle était un «rayon de soleil» et que son casier était tapissé de photos de Carl Brisson, alors grande vedette de la comédie musicale.
Sa sur Alva, alors sténographe, la fit entrer comme vendeuse aux grands magasins PUB (Paul U. Bergstrom). Son goût pour Brisson et sa passion pour le théâtre impressionnèrent ses collègues. Elle déclarait à tout venant qu'elle voulait monter sur la scène, mais tous ses efforts en vue de réaliser cette ambition se bornaient à passer des heures devant l'entrée du théâtre Mosebacke, dans l'espoir de pouvoir aborder un jour son dieu d'opérette.
Cette passion dramatique peut surprendre. On ne comptait dans sa famille paysanne nulle vocation théâtrale, même contrariée. A l'école, elle ne s'intéressait pas aux tragédies classiques. Elle ne connaissait ni acteur ni actrice, et n'était pas allée plus de quatre ou cinq fois au poulailler. Mais le théâtre était, en Suède, plus populaire que dans tout autre pays. En 1920, Stockholm comptait 12 théâtres pour 400 000 habitants. Le métier de comédien était fort considéré et même encouragé par les familles. Pour Greta, les prestiges presque inconnus de la scène étaient une évasion hors de la misère et de cette pauvre vie où elle était réduite. Devenue riche et illustre. l'écran demeura pour elle la seule réalité où elle se sentait à l'aise.
A quinze ans, elle était déjà presque aussi grande qu'aujourd'hui, beaucoup plus forte, très paysanne, avec des allures de grande personne.
Ce n'est pas à Brisson, c'est à PUB que la jeune vendeuse dut de se voir filmée pour la première fois. Elle posait pour des photos, coiffée de grands chapeaux surchargés. Le chef de la publicité la remarqua, la choisit pour le film qu'allait tourner le magasin. Elle y parut drapée dans des vêtements ridicules qui devaient montrer aux dames de Stockholm ce qui ne se porterait pas cette année. Le producteur apprécia tellement son jeu qu'il l'engagea pour un autre film publicitaire commandé par une boulangerie. LÀ, elle devait se gaver de petits pains et de choux à la crème, ce qu'elle fit avec un entrain qui laissait peu de place à la finesse.
Moje taillait ses cravates
dans des gilets brodés
ON ne peut appeler ces occasions des débuts. Greta languissait dans son PUB quand, un jour, se présenta à son comptoir le fameux metteur en scène Eric Petschler. L'histoire n'a pas retenu ce qu'il venait acheter: mais il emporta la vendeuse. Elle l'avait tant pressé, il la trouvait si bien faite qu'il lui donna un rôle de baigneuse dans Peter le trimardeur. Greta, folle de joie, quitta PUB à jamais. Et se retrouva vite sur le sable. Petschler n'ayant pas d'autres projets pour elle.
Le cinéma marquant pour elle une pause, qui pouvait être longue. Greta Gustafsson revint à ses premières amours. Un professeur lui donna gratuitement des leçons de diction. Avec une scène de Madame Sans-Gêne, elle fut admise, à l'Ecole royale du théâtre dramatique, d'où étaient sortis presque tous les grands comédiens suédois. Dès son entrée, elle parut une énigme pour ses camarades. Elle arrivait en tramway, d'on ne sait où, dans le sud de la ville. Aux repas, entre les cours, elle demeurait silencieuse. Cette allure distante ne s'expliquait que trop bien. Elle manquait de confiance en elle et plus encore d'instruction. Sa réserve n'était que timidité et crainte de commettre un impair ou de laisser percer son ignorance. Quand elle eut acquis le ton du milieu, elle entra dans la bande, gaie, toujours prête à jouer et à faire des farces, débarrassée de ses complexes.
Elle rêvait toujours de Brisson, au point de graver sur la porte de sa loge: «G. G. aime C. B.». L'objet d'un culte si idéal et persévérant finit par se laisser toucher. Le concierge du Mosebacke y fut pour quelque chose; il s'était lié d'amitié avec elle et l'appelait «le petit chat du théâtre». Brisson parla de son admiratrice de dix-sept ans à Mauritz (Moje) Stiller, le personnage le plus important, le plus célèbre, le plus bruyant du cinéma suédois. Moje avait besoin de deux actrices pour son prochain film. Il les demanda au cours d'art dramatique, en spécifiant que l'une d'elles devait être Greta Gustafsson, qu'il n'avait pourtant jamais vue. La grande aventure commence.
C'est Grand Hôtel qu'elle tourne en 1932, avec John Barrymore
( ci-dessus ) et Joan Crawford, qui la projette au rang de super vedette.
Entre 1911 et 1923, date où Moje Stiller rencontre Greta Gustafsson, il a tourné une bonne quarantaine de films. C'est un personnage considérable, grand, large, la tête énorme, les mains et les pieds presque monstrueux. L'hiver, il se drapait dans un immense manteau de fourrure jaune, au col et à la ceinture de fourrure noire, qui lui battait les chevilles. Ses cravates étaient taillées dans des gilets brodés anciens, dont il avait toute une collection. Pour le reste, une châsse: perles d'Orient incrustées dans ses cravates, bagues d'or et de platine dans lesquelles étaient sertis des saphirs, des diamants et des perles, et qui étranglaient des gros doigts boudinés. Il pilotait si vite dans les rues de Stockholm sa voiture de sport canari qu'on l'appelait le «péril jaune».
Cet énorme, voyant et sonore seigneur, ambitieux, égoïste, insolent jusqu'à l'insulte, était un amoureux de la perfection. Il ne pouvait pénétrer dans une pièce sans suggérer un nouvel arrangement des meubles. Avec cela, des grands coups de cur généreux alternant avec des gestes d'économie sordide et soulignés. Un jour, un peu avant Noël, il rencontre dans la rue une actrice qu'il sait sans travail: «J'allais de ce pas, dit-il, vous acheter des fleurs pour Christmas. Mais peut-être préférez-vous les choisir vous-même.» Et il lui glisse dans la main un billet de 100 couronnes (une dizaine de mille francs), quitte à demander ensuite à l'un de ses assistants: «Donnez-moi une cigarette.»
Il arrivait de Helsinki, où son père était un pauvre musicien juif chargé d'enfants. A quatre ans, il était orphelin. A vingt et un ans, après avoir traîné dans les coulisses de théâtres, il dut s'enfuir, ayant refusé de faire son service dans l'armée du tsar. Quand il rencontra Greta, il avait trente-neuf ans, ne s'était jamais marié, vivait entouré de jolies femmes dont il appréciait les grâces sans en être amoureux.
Il avait pourtant créé le portrait de la femme idéale. Elle devait être très belle, très sensuelle et très mystique. Il avait décidé que, quand il rencontrerait une telle femme, il en ferait la plus grande actrice que le monde ait jamais connue. Restait à lui trouver un nom. Son assistant, Arthur Norden, qui aimait l'histoire, lui suggéra celui d'un roi de Hongrie, Gabor Bethlen: il proposait d'en tirer Mona Gabor. Gabor plaisait à Stiller, mais le nom ne lui paraissait pas au point. Il chercha des variantes: Gabro, Garbo. Garbo l'enchanta. La femme idéale, la plus grande actrice du monde s'appellerait Garbo. Le type était trouvé, le plan fait, la carrière dessinée, le modeleur prêt à l'uvre. Restait à trouver la femme que ce moderne Pygmalion se chargeait d'animer.
Mademoiselle vous êtes trop grosse
C'est alors qu'il connut Greta Gustafsson.
Le jour où Greta fut convoquée pour un bout d'essai, elle prit le tramway pour la banlieue de Rasunda, où régnait Stiller sur les studios de la Svensk Filmindustrie. Maquillée sur place, la débutante parut sur le plateau où l'attendait Stiller et ses associés.
Le grand homme fut glacial: «Si vous voulez le rôle, il vous faut perdre 10 kilos.» La suite la rassura. Le gros Moje la fit tourner devant ses collègues: «Qu'elle est belle, avez-vous remarqué ses cils, et ses talons magnifiques. Une longue ligne droite! Mais trop grosse, Mademoiselle, beaucoup trop grosse.»
Maintenant, commanda Stiller après cette revue de détail, couchez-vous sur ce divan et soyez malade.» Elle n'était malade que de trac, qui la paralysait. «Bon Dieu, cria-t-il, vous ne savez pas ce que c'est que d'être malade? Vous n'avez donc aucun sentiment? Vous ne connaissez pas la tristesse? La misère? Mais jouez, mademoiselle, jouez.» Elle était au bord des larmes. Il fit prendre quelques gros plans et l'invita sèchement à rentrer chez elle.
Elle crut tout perdu. Les collègues de Stiller n'avaient rien vu de brillant dans son jeu. A leur étonnement, quand elle fut partie, il laissa percer son enthousiasme: «Elle est timide et sans métier, elle ne sait pas encore extérioriser ses sentiments. Mais je vous garantis qu'elle fera drôlement l'affaire.»
Et il lui confia le deuxième rôle féminin dans la version pour l'écran du classique suédois L'Histoire de Gösta Berling. Elle y incarnait une femme belle et pure dont l'amour rachetait un ministre porté sur l'alcool et les femmes. Greta était entre les mains de Stiller docile comme une esclave, comme une proie. Il l'enseignait, la gourmandait, l'encourageait, bataillait pour elle. Il exerçait sur elle un pouvoir hypnotique, lui remodelait l'âme, elle se laissait faire. Un jour, pourtant, excédée par ses exigences incessantes au cours d'une scène difficile, elle éclata: «Va-t'en au diable, je te hais!» Mais ce n'était, en effet, qu'un éclat passager.
Je suis une bonne
fille très triste
STILLER sortait avec elle, l'emmenait au théâtre, au restaurant, l'obligeait à recevoir, pour prendre l'assurance et l'aisance qui lui manquaient encore, à chanter devant ses amis. Malgré tous ses efforts, elle tendait au silence et à l'effacement, traînant un fond de tristesse. Dans une interview qu'elle accorda tandis que l'on tournait Gösta Berling, elle eut un accès de franchise: «Stiller crée et façonne les êtres selon sa volonté, dit-elle. Quant à moi, je suis une bonne fille, très triste quand on n'est pas gentil pour elle.»
Stiller ne pensait pas autrement quand il disait à un critique dramatique de ses amis: «C'est une élève sage et consciencieuse qui m'obéit à la lettre. Elle est comme de la cire entre mes mains. Elle sera parfaite. J'ai foi en elle.»
La meilleure preuve de cette foi: il lui avait donné le nom de l'inconnue de ses rêves. Elle s'appelait Garbo. Pygmalion avait fait son choix, accompli le miracle.
Gösta Berling ne suscita pas à Stockholm un enthousiasme délirant, ni davantage le rôle de la comtesse Elizabeth Dohna, tenu par Greta. Celle qui devait devenir plus tard le modèle de la tentatrice froide et éthérée s'y montrait innocente, rondelette, joufflue comme un chérubin. Stiller ne se laissa pas abattre. Il refit sur-le-champ une version plus courte, destinée à Berlin d'où, si l'accueil était favorable, elle rayonnerait sur l'Europe. Il vendit les droits de projection pour l'Allemagne à David Schratter, des films Trianon, pour 100 000 marks somme alors énorme plus toutes les dépenses que feraient Garbo et lui-même quand ils viendraient assister à la première à Berlin.
La présentation fut un triomphe. La salle réclama Stiller, qui se leva dans sa loge et poussa Garbo en avant. C'est la première fois qu'elle se montrait au public. Il la poussa encore en avant quand Schratter proposa à Stiller de tourner son prochain film pour la Trianon. Moje accepta, pour 150 000 marks, mais il exigea que Garbo fût engagée avec lui. Elle obtint un contrat de cinq ans. Le scénario se déroulait en grande partie á Constantinople. Vers la fin de décembre 1924, une partie de la troupe débarqua près de la Corne d'Or. Stiller avait retenu pour Garbo et lui de somptueux appartements au Pera Palace Hôtel. Il était en pleine exubérance, en plein faste, en pleine générosité. Il acheta à sa disciple un magnifique manteau de fourrure. Tous les jours, on visitait les mosquées ou le Grand Bazar, on dînait dans les restaurants les plus chers, on achetait des tapis de Perse, des étoffes orientales. On n'oubliait que de tourner.
A son premier retour de Hollywood, en 1928, la star en pleine gloire
serre dans ses bras Anna Gustafsson, sa mère, humble paysanne.
Un beau matin, Stiller s'avisa qu'il n'avait plus le sou. C'était sans importance. Il télégraphia à la Trianon d'envoyer un million de marks. Pas de réponse. Deux jours plus tard, il réitère. Même silence. Inquiet, cette fois, il prit le train pour Berlin. Il apprit là que les films Trianon avaient fait faillite.
La troupe était toujours en panne à Constantinople. Les légations suédoise et allemande avancèrent l'argent du voyage. Garbo retrouva à Berlin le brillant Moje assez mal en point. L'inflation avait durement touché toutes les firmes allemandes; de plus, Stiller avait la réputation de croquer les marks comme de la salade verte.
Heureusement pour le couple, fort démuni, survint alors G.-W. Pabst. Il n'était pas encore le grand Pabst, n'ayant que deux films derrière lui, mais déjà un jeune metteur en scène plein d'avenir. Il avait été frappé par le jeu de Garbo dans Gösta Berling et lui proposa le rôle de Greta Rumford dans La Rue sans joie qu'il distribuait alors. Le cachet qu'elle obtint lui permit de vivre à Berlin dans l'aisance durant tout le temps qu'elle tourna. C'était la fin de sa carrière européenne, mais elle n'en savait rien encore.
Pabst parla à Greta de nouveaux contrats. Elle en discuta avec lui, en omettant, sans penser à mal, de consulter son mentor. Quand celui-ci l'apprit, ce fut une belle scène. Moje l'accabla de reproches sanglants: elle était un monstre d'ingratitude, un modèle de fourberie, un serpent qu'il avait nourri. Garbo pleura, sanglota, jura qu'elle ne remuerait plus le petit doigt sans son accord. L'impétueux Stiller montra la clémence d'Auguste. Il prit les deux mains de Greta dans les siennes, où elles disparaissaient, et dit noblement: «Reste avec moi, Greta, Moje sait ce qu'il te faut.»
Il disait vrai et le hasard l'aida. A la fin du printemps de 1925, Louis B. Mayer, vice-président et directeur de production de la Metro-Goldwyn-Mayer, vit à Berlin L'Histoire de Gösta Berling. Celui qui avait réalisé un tel film lui parut digne de Hollywood. Il proposa a Stiller un contrat de trois ans, avec un salaire de départ de 1 500 dollars par semaine. Pour une fois, Moje ne marchanda pas. Mais il mit à son consentement la condition habituelle: pas de Stiller sans Garbo.
Qui est Garbo? demanda Mayer, feignant de ne l'avoir pas remarquée dans le film.
La plus belle femme du monde, répliqua Stiller. Un type comme on en rencontre à peu près tous les cent ans. Et une actrice qui deviendra la plus grande qui ait jamais paru devant une caméra.
Il aurait continué. Mayer l'interrompit et déclara qu'il voulait voir cette merveille avant de donner sa réponse. Elle entra. Le seigneur de la M.-G.-M. affecta la plus profonde indifférence, mais, pour avoir Stiller, signa le contrat de Garbo: trois ans, à 350 dollars par semaine, pour commencer.
Greta rentra donc à Stockholm pour dire adieu aux siens. Sa mère pleura en apprenant que la petite Keta allait partir, peut-être pour toujours. Sven et Alva, par contre, furent prodigieusement excités; beaucoup plus que Greta, peu sûre d'elle, et que l'appréhension déprimait, au point que «sa nervosité devenait terrifiante». Stiller lui-même était inquiet.
Leur destin: la gloire
pour elle, la mort pour lui
LES deux découvreurs du Nouveau-Monde débarquèrent à New York du Drottningholm, le 6 juillet 1925. Un agent de publicité de la M.-G.-M., un interprète et un photographe formaient toute la foule qui les accueillait. Le photographe prit quelques vues classiques: Garbo et Stiller accoudés au bastingage, Garbo appuyée contre une cloison, agitant la main en souriant. Deux journaux les reproduisirent.
La M.-G.-M. les avait installés au Commodore. Le premier soin de Greta, accablée par la chaleur moite de l'été new yorkais, fut de prendre un bain froid.
Durant deux mois, elle n'eut guère autre chose à faire. Hollywood ne montrait aucune hâte à les recevoir. Stiller menaçait de rompre son contrat et de rentrer chez lui. Après de longues discussions, il obtint qu'on fît tourner à Garbo un bout d'essai qu'il mit une semaine à superviser. Les gens de la M.-G.-M. firent la moue: «Elle sortait de l'ordinaire.» Moje tenta, en vain, de leur expliquer que c'est précisément là que gîtait la découverte.
Un jour, l'actrice Martha Hedman, que Stiller avait connue en Suède, les invita tous deux à déjeuner, puis les emmena chez le célèbre photographe Arnold Genthe. «J'aimerais beaucoup, dit Garbo, que vous fassiez quelques photos de moi, un jour. Pourquoi un jour? demanda Genthe. Pourquoi pas tout de suite? Mais regardez ma robe, et comme me voilà coiffée! Aucune importance, assura-t-il, ce qui m'intéresse, ce sont vos yeux et ce qui se passe derrière ce front remarquable.» Elle céda. «Au bout d'une heure, raconte Genthe dans ses Mémoires, ma caméra avait fixé tant d'attitudes et d'expressions si différentes qu'il était difficile d'imaginer qu'un seul modèle avait posé.»
Ce que n'avait pu faire le bout d'essai, les photos l'accomplirent. Les gens de la M.-G.-M. furent aussi surpris qu'émerveillés. Si Garbo peut être photographiée de la sorte, se dirent-ils, on ne fera sûrement quelque chose.
En septembre, elle partit pour la Californie, avec le fidèle Stiller et un nouveau contrat de 400 dollars par semaine. Hollywood était la suprême ambition des stars du monde entier. Mais le tout n'était pas d'entrer dans le bois sacré, il fallait s'y faire une place. Stiller et Garbo, en vue des rivages de l'illusion, tremblaient d'échouer au port. Le plus extraordinaire destin, la gloire pour elle, la mort pour lui, attendait ce couple étrange descendu comme d'une barque de Vikings de la légende nordique.
La semaine prochaine:
Pour leur lune de miel, le séducteur n° I
d'Hollywood, John Gilbert, achète un yacht
de milliardaire qui ne quittera jamais le port
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