GRETA GARBO
reine sans couronne
règne toujours sur ses
cent millions de sujets
par MARCEL BLISTÈNE
Le Tout-Paris cinématographique s'est précipité récemment aux portes du cinéma qui projetait le dernier film de Garbo. Marcel Blistène, le metteur en scène français le plus fervent admirateur de la «Divine», possède une extraordinaire collection de documents sur son idole. Aussi lui avons-nous demandé cet article, où se souvenant qu'il a été journaliste, il retrace la carrière de Garbo.
GARBO est revenue sur nos écrans dans La Femme aux deux visages, et s'il faut reconnaître que ce film ne peut que décevoir, il nous donne au moins l'occasion – à travers une comédie banale – de retrouver quelques gros plans où Garbo illumine à nouveau les écrans, avec son regard incomparable avec son admirable présence.
Et nous comprenons alors que cette femme extraordinaire n'a pas été remplacée et que certainement elle demeure un cas unique dans l'histoire du cinéma. Sur les centaines de noms célèbres qui traversent le Septième Art, deux artistes, seuls, passeront certainement à la postérité: Charlie Chaplin, Greta Garbo.
Pourquoi? Pourquoi ce miracle? Parce que Garbo n'est comme personne, et parce que personne ne sera jamais comme Garbo. Elle est un cas, rien en elle n'est comparable à quiconque. On ne l'aime pas: elle vous envoûte. Est-elle plus belle que toutes les autres? certainement pas, et ses détracteurs (il y en a peu…) vous diront que ses attaches ne sont pas fines, qu'elle a le dos voûté, que ses pieds sont trop grands. Est-elle alors meilleure actrice? non, elle est différente; son jeu ne reflète pas l'incisive intelligence d'une Hepburn ou d'une Bette Davis ni le brio de Bergman. Serait-elle plus élégante, plus séduisante? et il faut bien reconnaître qu'elle se moque de sa toilette et n'a pas le fameux sex-appeal d'une Rita Hayworth! C'était une jeune vendeuse gentille et trop grande
1923, Greta Garbo
avant Hollywood
Non, Greta Garbo ne peut être comparée à aucune autre. Elle paraît sur un écran, elle nous regarde un haut du rectangle de toile blanche, et tout à coup le miracle se produit, sa présence nous éblouit, son regard se charge de tous les mystères que nous voulons y déceler, tout en elle vibre, frémit, bouleverse, sans qu'il soit possible d'en analyser l'essence. Est-ce de l'art, du très grand art? de la photogénie? On ne sait plus, on n'analyse pas, on subit. Rien chez elle ne donne l'impression du travail, de l'effort, du brio. Tout paraît instinctif, inné. Ce n'est pas une comédienne; est-ce une actrice? C'est en tout cas l «présence» la plus inouïe dont puisse s'enorgueillir le cinéma. Ceux qui la connaissent disent qu'elle est simple, vivante, insensible semble-t-il à sa gloire. Oui, bien sûr, mais je ne veux pas le savoir… Garbo, c'est une entité, un symbole, un poème. Dès qu'elle paraît tout est changé, elle s'auréole de lumière, elle émeut et donne une signification à une scène qui lui doit tout. Oui évidemment, elle di un texte qu'elle a appris par cœur, elle fait les gestes que son metteur en scène lui a demandés, et pourtant tout paraît improvisation. On n'apprend pas à jouer la mort de Marguerite Gauthier comme elle l'exprima, véritable liane qui se ployait, dernier souffle qui s'exhalait et nous laissait atterrés; on n'apprend pas à se donner ainsi dans une étreinte; on n'apprend pas à exprimer avec cette acuité la souffrance, le désespoir, l'amertume. Garbo, à chacun de ses films, nous donne un peu d'elle-même, et certains de ses partenaires m'ont dit qu'après avoir tourné elle quittait le studio épuisée… C'est certain et Garbo se dédouble: elle a sa vie à elle, et puis elle a celle qu'elle nous donne, qu'elle exhale à chaque instant sur l'écran.
Il paraît – tout est possible – qu'elle a rarement été en Amérique une vedette commerciale; mais pendant plus de vingt ans la Metro-Goldwyn l'a gardé sous contrat parce qu'en réponse à tant de films standard, à toutes les comédies banales, cette firme pouvait toujours se glorifier de faire des films avec Garbo.
Et maintenant, après toutes ces années d'absence, nous la retrouvons dans une comédie agréable, mais malgré tout indigne d'elle. A-t-on voulu qu'elle perde son auréole? qu'elle devienne une comédienne comme Claudette Colbert ou Jean Arthur?
Elle ne veut plus tourner, dit-on? Evidemment elle ne veut plus tourner n'importe quoi, mais apportez-lui un scénario digne d'elle, et vous verrez!... Le bruit court qu'elle veut faire de la mise en scène et qu'elle met comme condition à son engagement comme star que son contrat soit doublé d'un contrat de metteuse en scène.
Nous avons appris à la connaître cette histoire, sa légende. Elle est née en 1906, à Stockholm, elle était pauvre, elle a connu la misère, le froid, les privations… très jeune elle a travaillé; chez un coiffeur elle passait un blaireau savonneux sur les mentons des clients qui n'imaginaient pas le destin qui avait choisi cette entant pour en faire une des plus grandes personnalités artistiques de son siècle. Et puis elle a travaillé dans un grand magasin de nouveautés, chez Paul U. Bergström, et comme elle était «gentille» elle a posé pour le catalogue des chapeaux de printemps!... Un jour on a décidé de faire un petit film publicitaire et Greta Louvisa Gustavson – c'est son vrai nom – y a paru. Rien d'extraordinaire dans tout cela, une petite vie monotone, besogneuse, comme il y en a tant… Mais un jour Erik Petschler, un metteur en scène suédois dont c'est là le plus beau titre de gloire, la remarque et lui fait tourner un film comique en maillot de bain!! Ce n'est pas un événement, mais c'est au moins pour elle la révélation d'une carrière qui dès lors la passionne. Elle entre au Conservatoire de Stockholm, y reste deux ans, réussit son examen de sortie, en jouant La Dame de la mer, d'Ibsen. Elle est maintenant au théâtre dramatique et débute dans Conte d'hiver.
Hollywood l'a engagée sans aucun enthousiasme
Garbo, dix ans après
dans toute sa beauté
Un jour – qui ne devait pas être comme les autres – Maurice Stiller, illustre réalisateur du Trésor d'Arne, la remarque… elle fait un essai… et tourne La Légende de Gösta Berling, qu'elle illumine de sa fraîcheur, de sa sensibilité immatérielle… Stiller a compris. Il part pour la Turquie avec cette jeune femme qu'il a baptisée Greta Garbo. Ils vont y tourner un film, mais les capitaux manquent… même plus d'argent pour le retour… Garbo s'éternise à Constantinople, démoralisée. Sa carrière est-elle déjà finie? Retour enfin, Vienne, Berlin. G. W. Pabst veut tourner un film sur la détresse de l'après-guerre. Il engage cette presque débutante et c'est La rue sans joie.
Stiller, lui, est réclamé par Hollywood. Il ne veut pas partir sans Greta. Louis B. Mayer engage sa «protégée».
A Hollywood, Stiller ne réussit pas. Elle tourne enfin Le Torrent, mais c'est Monta Bell qui la dirige; pour La Tentatrice, c'est encore un autre metteur en scène qui la guide. Pourtant elle commence à s'adapter, tandis que Stiller, malade, découragé quitte l'Amérique. Elle ne le suit pas, elle est rivée à Hollywood, maintenant… prisonnière d'un succès inouï qui s'étend à travers le monde comme une traînée de poudre. Très vite elle devient «La Divine»… En Suède, Stiller entend les échos de ses triomphes, et puis il meurt, seul.
Pour Garbo c'est un choc atroce, qui la marque à jamais. D'ailleurs il semble que sa vie soit jonchée par la mort des êtres qu'elle a le plus aimés: son père, sa sœur, Stiller… Mais le destin s'est emparé d'elle, rien ne peut plus l'arrêter. Les films se succèdent, aux titres qui demeurent liés à nos plus bouleversants souvenirs… La Chair et le Diable, Anna Karénine, La Belle Ténébreuse, La Femme divine, Le Droit d'aimer , tant d'autres, bons ou mauvais, qu'elle magnifie de sa présence. Vient le parlant. Sa carrière sera-t-elle brisée? Elle tourne Anna Christie et sa voix rauque, aux résonances tragiques, conquiert le monde. La série des succès continue: Le Baiser, Terre de volupté, Comme tu me veux, Romance, Intrigues, Courtisane, une nouvelle version d' Anna Karénine, La Reine Chrisine, Le Roman de Marguerite Gauthier, Marie Walewska … bien d'autres que j'oublie… En 1939 paraît Ninotchka, où elle triomphe dans la comédie; enfin voici La Femme aux deux visages qui date de 1943. Et depuis lors plus rien, Garbo refuse tout, parce qu'on ne lui propose que des histoires indignes d'elle.
Et Garbo est ainsi entrée dans sa légende, une légende née de sa solitude et de ses chefs de publicité. Elle a horreur qu'on se mêle de sa vie privée… Elle a souffert de tout ce qu'on a écrit sur elle, sur ses amours… Des noms illustres ont été prononcés… Nous savons qu'elle a aimé, qu'elle a été déçue, qu'elle a intensément espéré… Tout cela est marqué sur le masque admirable, frémissant, de son visage… Maurice Stiller lui a laissé un souvenir ineffaçable… et puis John Gilbert lui a redonné le goût de vivre, et éperdûment elle a aimé. Quand, bien des années plus tard, il était un homme fini, elle l'a imposé pour être son partenaire dans La Reine Christine. Elle n'avait pas oublié. On a aussi parlé d'un prince suédois, mais il eût fallu qu'elle abandonnât sa carrière… George Brent lui a apporté l'équilibre, Léopold Stokowsky a voulu unir leurs deux existences d'exception.
Maintenant, on la dit mariée à un médecin.
C'est tout. Certes pour qu'elle vibre avec une telle intensité sur les écrans, pour qu'elle dégage ce magnétisme unique, il faut qu'elle soit un être passionné, torturé, déchiré.
Pour tous, une seule chose compte: ne pas la perdre, retrouver Garbo et son miracle, Garbo et sa poésie. Déjà, on veut reprendre ses rôles. Car ce n'est pas la «Karénine» du roman que des producteurs ont voulu récemment faire incarner à Michèle Morgan ou à Danielle Darrieux – et que finalement Vivien Leigh jouera, c'est «le rôle» de Garbo que l'on veut réssusciter: rôle tout imprégné du charme de la «Divine», rôle qui porte son empreinte plus que tout autre puisque, aux cotés en «muet» de John Gilbert et en «parlant» de Frederic March, elle l'a interprété deux fois.
Mais ce n'est pas avec un rôle de Garbo, comme on porterait une vieille robe à elle, que l'on reprend à la «Reine» ses cent millions de sujets.
Le titre de gloire du
magasin Bergstöm
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